ARTICLE 7 : C’est une fracture des savoirs qui perpétue en France l’inégalité territoriale d’accès au numérique

L’accès au téléphone et à internet, et donc aux outils numériques connectés, est devenu un service essentiel à toute personne vivant, travaillant ou se déplaçant sur le territoire national. Mais l’accès au numérique est très disparate en France entre les villes et les campagnes, avec des offres de connectivité qui ne sont pas mises en œuvre efficacement dans les territoires ruraux.

Pourquoi ?

D’abord par une dissymétrie de rentabilité. L’offre de connectivité est financièrement moins rentable dans les territoires à géographie dispersée. Les coûts de déploiement et d’entretien des infrastructures y sont plus élevés. Les trafics de services, qui sont plus faibles, génèrent moins de revenus.

Mais alors pourquoi la République n’a-t-elle pas imaginé une stratégie efficace pour bien aménager le territoire et corriger cette dissymétrie, comme cela existe dans une moitié de l’Europe ? La notion de zone blanche est pourtant identifiée depuis les années 90 comme en témoigne la succession de plans de rattrapage annoncés par l’État et l’implication de plus en plus forte, notamment au plan financier, des collectivités territoriales. Toutefois les promesses des plans n’ont pas été jusqu’ici tenues.

L’inefficacité de cette stratégie est à rechercher dans une dissymétrie de savoirs entre le secteur public d’une part et les opérateurs privés d’autre part sur ce que recouvre les métiers d’infrastructures et de services d’accès.  Seuls les opérateurs privés disposent des informations opérationnelles et des outils d’ingénierie pour prévoir et suivre les flux, arbitrer les investissements. Par leur monopole des connaissances, ce sont les opérateurs privés qui créent les stratégies publiques, et non pas l’État. Cela a été dit dans l’article précédent à propos du new deal 2018. Les collectivités territoriales agissent mais elles n’assument généralement pas une fonction pleine et entière de maitre d’ouvrage.

Pourquoi ? 

Les réseaux numériques, notamment au niveau des boucles locales, constituent un domaine complexe et hétérogène. 

En numérique, c’est le règne de l’invisibilité : les réseaux physiques sont en partie enterrés (même s’ils le sont insuffisamment en France, notamment comparativement à l’Allemagne) ; ils font appel à des techniques hertziennes, et des systèmes électroniques véritables « boites noires ».

Les innovations technologiques sont rapides (sur fond d’une célèbre « loi de Moore » qui dit que la performance double tous les 18 mois). Les technologies sont d’origine internationale, essentiellement en provenance des USA (voire de plus en plus de la Chine avec l’expansion rapide d’Huawei et ses prétentions sur les réseaux mobiles 5G).

En numérique, des cycles temporels extrêmement disparates cohabitent. Il y a des cycles courts relevant de la fraction de seconde pour commander, produire et facturer une communication électronique. Il y a aussi des durées longues de plusieurs décennies pour l’amortissement des investissements dans les réseaux physiques d’accès.

En numérique, les imbrications fonctionnelles étroites, omniprésentes et complexes sont fréquentes  entre les contenants (ou tuyaux), les contenus (ou informations transportées) et les données de gestion (pour la facturation, la sécurisation de l’accès, le commercial).

En numérique, les architectures de réseaux évoluent sans cesse. Avec les réseaux en cuivre du téléphone il n’y avait qu’un seul type de réseau filaire fixe. Maintenant il y a essentiellement deux types de réseaux, avec la fibre optique pour le fixe et les réseaux cellulaires hertziens pour les mobiles (4G et bientôt 5G). Relevons au passage qu’il est essentiel de voir stratégiquement ces réseaux comme complémentaires et non substituables. J’aurai l’occasion d’y revenir dans un prochain article. Les techniques alternatives d’accès hertzien fixes (par satellite, par Wimax, par WifiMax, etc.) sont à cycles court d’innovation.

En numérique, le jeu d’acteurs, dont les utilisateurs sont exclus, est régulé par un empilage de mesures et de licences qui ont utilisé le progrès technologique pour organiser la concurrence.

En numérique, les réseaux d’accès mobilisent de multiples écosystèmes de métiers, comme la gestion du foncier, le BTP, l’électronique, le marketing des offres de services, voire la spéculation financière sur le rachat d’infrastructure. 

En numérique, les interpénétrations entre flux civil et flux de défense sont au cœur de la sécurité des démocraties. 

Face à ces complexités, les opérateurs privés conservent un monopole de savoir, d’information et d’outil. Les zones blanches les intéressent parce qu’ils savent que la pénurie d’accès génère une mobilisation des subventionnements exogènes qui viendront compléter leur autofinancement.

L’État est volontaire mais il manque d’informations et de connaissances fines sur les situations des infrastructures, des flux, des qualités de services, des besoins (notamment prévisionnels). Le « gendarme des télécoms » ou l’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Électroniques et de la Poste) n’a essentiellement que des missions d’organisation juridique, d’animation sectorielle et de contrôle d’engagements. Il n’a pas vocation à faire de l’évaluation de besoins de services, de la planification stratégique ou de l’aménagement du territoire. Ses données indépendantes du dire des opérateurs sont restreintes.

Les collectivités territoriales sont volontaires et actives. Mais, historiquement, elles interviennent sur des champs ou fonctions parcellaires. Par exemple elles ont des fonctions de facilitateurs d’accès au foncier, de mobilisation de subventionnements, de construction de réseaux passifs pour la fibre optique, au sens de « tuyaux » non exploités ou « non allumés » jusqu’à ce qu’un opérateur offre le service. Elles n’ont pas encore l’expérience globale des métiers du numérique. Les collectivités sont fréquemment en position de sous-traitance des opérateurs privés. Les collectivités sont des acteurs bridés de l’offre de connectivité en zone rurale, sans autonomie d’information et sans prise directe sur ce qui intéresse in fine les utilisateurs, à savoir le service lui-même : les performances, le prix, l’ergonomie, l’évolution, ….

Pour sortir d’une stratégie d’aménagement des zones rurales dictée par le critère du retour sur investissement et pour avoir un pilotage stratégique de service public, il est urgent que les collectivités territoriales comblent cette dissymétrie de savoirs et qu’elles se donnent les moyens humains de connaissance et d’intervention pour être autonomes et efficaces face aux opérateurs privés.

ARTICLE 6 : Le tabou de la boucle locale

Quel que soit le vocable retenu (réseau d’accès ; dernier kilomètre ; réseau de distribution ; réseau capillaire ; etc.), c’est à la « boucle locale » que l’utilisateur final se raccorde pour accéder aux services numériques du téléphone et de l’internet. Qu’elle soit fixe (en fil de cuivre ou en fibre optique) ou mobile, la boucle locale n’est pas gérée en France. C’est elle qui est en jachère.

La boucle locale est le maillon faible du métier d’opérateur. Les opérateurs s’en détournent depuis longtemps dans les zones à faible densité. 

Dès les années 70, lors de la migration de l’analogique vers le numérique, le corps des ingénieurs de télécommunications privilégie la technologie, sans s‘intéresser au tirage des câbles. L’installation et l’entretien de ces « lignes » sont massivement délégués à des entreprises locales. Comme il ne s’agit pas d’une priorité stratégique, les lignes ne sont pas enterrées. Nous avons en France des boucles locales aériennes et donc vulnérables.

Les opérateurs n’aiment pas les boucles locales filaires en zone rurale. Elles sont plus chères à construire. Elles sont plus longues et doivent s’affranchir d’éventuelles contraintes de reliefs. Elles sont couteuses à entretenir, particulièrement dans les géographies boisées où les contraintes d’élagage sont prégnantes. La rentabilité des boucles locales est d’autant plus faible que les trafics y sont peu importants. Les boucles locales longues sont défavorables aux trafics ADSL dont le signal s’affaiblit très rapidement avec la distance.

De surcroît les opérateurs de réseaux cellulaires mobiles n’investissent que sous la pression locale dans les pylônes (ou relais) des zones à faible densité. Ces pylônes sont moins rentables qu’en zone urbaine. Ils accumulent les difficultés logistiques et financières dues notamment à la nécessité d’un double raccordement, d’une part au reste de l’infrastructure de télécommunications et d’autre part au réseau électrique. En géographie à reliefs, les obstacles à la transmission des ondes sont nombreux. Là encore, la rentabilité est pénalisée par de moindres trafics générés.

Jusque dans les années 80, la boucle locale est intégrée dans la conception et la mise en œuvre du Réseau Téléphonique Commuté (RTC). Ce réseau offrait un service universel et couvrait tout le territoire national sur fond d’une économie de la péréquation. Le développement progressif de l’ADSL piloté par l’Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes (ARCEP) marginalise puis ignore l’importance de la boucle locale et rend tabou la culture d’aménagement du territoire.

En ADSL, le régulateur crée la discrimination géographique en institutionnalisant les zones non dégroupées où les tarifs d’abonnement sont plus chers pour moins de services (des débits plus faibles et pas de TV). En mobile, les cartes de couverture sont très tôt des insultes à la géographie.

Qui accepterait d’acheter une maison sans savoir si elle dispose de l’accès à l’eau ou l’électricité ? Le tabou de la boucle locale numérique fait que vous ne pouvez pas savoir, par exemple en allant en mairie, quelle est la qualité réelle de l’accès ADSL dont dispose la maison, quelle réception mobile y est présente ou quand la fibre optique y sera offerte.

Rappelons que le Réseau Téléphonique Commuté n’est plus commercialisé depuis novembre 2018 et qu’il fermera en 2023.

Rappelons que les boucles locales filaires en cuivre sont en état d’obsolescence avancée sans que l’État n’en dise un mot.

Rappelons qu’il n’y a pas en France de planification de la substitution à 100% des boucles locales fixes en cuivre par des boucles locales en fibre optique.

Rappelons que les boucles locales des réseaux cellulaires mobiles doivent tenir sous la forte pression des migrations technologiques (2G, 3G, puis 4G, la norme actuelle). La notion de l’obsolescence de ces boucles devrait impérativement être le cœur d’une stratégie collective qui reste à inventer, d’autant que la 5G arrive avec des négociations de licences et des enjeux de sécurité nationale.

Rappelons que la stratégie actuelle d’Orange en zone rurale est de moderniser son réseau cuivre en se focalisant sur le « fibrage » de l’amont, c’est-à-dire sur « le réseau collectif de transport et de distribution ». Mais dans de fréquents territoires, Orange, propriétaire du réseau cuivre, ne s’engage pas sur le « fibrage » de la boucle locale elle-même. Dans les villages ruraux, le fibrage de la boucle locale, le réseau d’accès jusque chez l’abonné (le FTTH, Fiber To The Home) est laissé entièrement à la charge des collectivités publiques.

Il est urgent de sortir des non-dits, des données géographiques floues et des risques liés à l’obsolescence des réseaux cuivre et de changer de mentalité. Les boucles locales sont la faiblesse de la France numérique.