ARTICLE 28 : La léthargie de l’aménagement du territoire

Aucun débat politique ne prend pour thème le fait que de nombreuses zones à faible densité continuent en France à être victimes de l’accumulation de trois insuffisances de l’État.

1) Les campagnes sont victimes depuis 30 ans d’une régulation des communications électroniques qui néglige la planification précise de l’implantation spatiale des infrastructures et qui ne pilote pas, directement ou par subsidiarité descendante vers les collectivités locales, une maitrise d’ouvrage publique efficace des couvertures territoriales. Ce blog, bien avant la révélation par la pandémie des discriminions géographiques qui en résultent, en a fait le constat détaillé.

2) Les zones rurales sont victimes du climat général de la société qui est friande de dématérialisation au mépris de la vie réelle. Ce climat est illustré par l’engouement pour les jeux vidéo, les télé-activités, la télé-administration, le télé-enseignement et les réseaux sociaux. Le numérique n’est pas seul à favoriser cette culture de la dématérialisation. D’autres tendances générales y contribuent, comme la financiarisation de l’économie, la judiciarisation des relations entre acteurs ou la théâtralisation médiatique des jeux politiques. L’État lui-même n’est pas en reste, au travers de politiques publiques hors sol. L’omniprésence de ces dématérialisations a des effets d’autant plus destructeurs que le « Français est nul en géographie » (Cf. mon article 21 « la géographie : la clef des batailles du numérique »). 

3) Enfin, les territoires hors des grandes villes sont victimes depuis longtemps d’un manque récurrent d’intérêt des exécutifs parisiens pour l’aménagement territorial de l’hexagone, notamment pour l’architecture précise des infrastructures et réseaux en tout genre.

L’aménagement du territoire est en France sans doctrine stable ni pilote de poids au sein de l’État. Par exemple, le préfet, dont le rôle s’est tant illustré pendant la pandémie, est un généraliste éphémère et solitaire qui est impuissant face aux complexités et visions longues de l’aménagement du territoire et de ses infrastructures techniques. Il n’a pas forcement d’accès direct à des ressources territorialisées en compétences sectorielles. Si le préfet a pu s’appuyer pendant la pandémie sur des services régionaux de l’État comme les Agences Régionale de Santé, ARS, rien de cette nature n’existe en communication électronique et en numérique.

Pourquoi une telle cécité pour l’aménagement du territoire en France alors que l’organisation spatiale du territoire n’est pas une simple mode éphémère mais bien une préoccupation ancestrale ?

L’homme est un animal debout qui a toujours développé des stratégies géographiques sophistiquées pour organiser ses espaces de vie et de mobilité comme ses flux de matières et de marchandises. Fragile et fondamentalement impuissant face aux caprices de la nature et aux forces d’autres espèces vivantes, comme les bêtes féroces ou les insectes, les bactéries ou les virus, l’homme a très tôt organisé ses espaces pour se protéger, manger, avoir une vie sociale et survivre. Ensuite ses ambitions spatiales se sont diversifiées pour satisfaire de multiples motifs tels que la constitution d’empire, la colonisation, la conversion religieuse, l’expansionnisme ethnique ou le commerce. L’histoire humaine n’est qu’une succession ininterrompue de conquêtes territoriales, de luttes de frontières et de recherches d’influences spatiales.

La primauté d’une maîtrise spatiale de la vie humaine s’est incarnée de tout temps par l’importance de la géostratégie. La seconde guerre mondiale est évidemment une funeste illustration des actions que l’homme a pu imaginer et entreprendre en matière de gestion spatiale et territoriale à l’échelle du pays, de l’Europe et du Monde.

Aujourd’hui, la Terre est truffée de poudrières géographiques aux équilibres instables et aux fortes violences et souffrances et la géostratégie n’est pas une discipline mineure et dépassée. Elle est d’autant moins près de le devenir que le progrès technique accroit la complexité des interactions spatiales entre les pays dans des domaines aussi divers que l’approvisionnement en énergie et en ressources rares, la délocalisation des productions industrielles et alimentaires ou la régulation du commerce et de la finance. 

L’accès croissant et volontariste aux hautes technologies de la Chine, qui n’est plus un pays en voie de développement mais un empire en quête de dominance mondiale, est un exemple de l’importance actuelle des questions de géostratégie. Sa présence sur le sol du continent africain est un jeu de go incompris. Les pays européens font preuve à l’égard de la Chine d’une grande naïveté en n’ayant, sous couvert d’intérêt commercial ou de recherche de moindre coût, que des positions hétérogènes et ambiguës vis à vis d’elle.

Le numérique et les télécommunications en sont un exemple. Alors que des risques existent en matière de sécurité, de protection des données ou d’espionnage, le chinois Huawei continue en 2021 à tisser sa toile en France. Il est par exemple toujours présent au cœur de la recherche d’Orange à Lannion comme le montre son partenariat pour sa toute nouvelle « Flybox 5G » destinée aux professionnels pour accéder à internet là où l’ADSL est instable et la fibre non disponible.

A des échelles spatiales plus réduites et plus proches de la vie quotidienne, la construction des habitations et de leurs aménagements, avec les disciplines associées de design, d’architecture et d’urbanisme, confirme la propension de l’homme à désirer maîtriser ses espaces de vie. 

Malgré ces dispositions, l’homme moderne a perdu son génie d’aménageur comme en témoignent l’état des villes dortoirs et des périphéries d’agglomérations et la situation des campagnes après les injonctions de remembrement. Les questions complexes d’organisation spatiale des hommes sur terre sont insuffisamment abordées et explicitées.

Les savoirs fondamentaux de la géographie sur les éléments naturels de la vie sur terre et sur les activités, infrastructures et flux crées par l’homme continuent d’être trop ignorés. Une telle déficience de culture géographique conduit à des politiques publiques d’aménagement qui ne sont pas au service d’une compréhension globale et de long terme des besoins de l’humain vis-à-vis de ses environnements et mobilités et qui ne résistent pas à la pression d’intérêts particuliers d’opérateurs privés. C’est par exemple le cas en matière de tourisme de masse ou de grands évènements ponctuels, comme les jeux olympiques de Paris.

L’écologie, pourtant à la mode, impose, elle aussi, une organisation de l’espace qui ne prend pas en compte la totalité des fondamentaux de la géographie, comme le respect des paysages. L’écologie est plus souvent préoccupée par l’heuristique de la catastrophe que par une réflexion globale sur les équilibres entre les hommes et la nature et sur les solutions respectueuses des contraintes géographiques. Elle en arrive ainsi à promouvoir dogmatiquement des solutions qui ne sont que des visions de court terme dans la lutte contre le réchauffement climatique. Ceci est d’autant plus regrettable pour les territoires de France et d’Europeque ces derniers sont infiniment moins responsables de ce réchauffement que les USA et la Chine. Quelques exemples.

Les éoliennes conduisent à consommer de l’argent public pour dénaturer les paysages et pour remplir les champs et les fonds marins de blocs de béton alors même que la quantité d’électricité produite n’est quantitativement que marginale et aléatoire. De surcroit, les éoliennes marines sont, corrosion oblige, des monstres fragiles, polluant leurs eaux environnantes et à durée de vie courte. L’éolien crée par ailleurs de nouvelles dépendances de la France vis-à-vis de l’Allemagne. 

Les voitures électriques ou hybrides provoquent des surconsommations d’énergie par l’accroissement de la masse des véhicules. Leurs batteries introduisent des équipements à durée de vie courte et à usage important de matériaux rares. Leur recharge demande quant a elle une restructuration en profondeur des réseaux de distribution d’électricité qui est passée sous silence jusqu’à présent.

Le photovoltaïque est aussi une énergie aléatoire et à contre temporalité saisonnière vis-à-vis des besoins. Il défigure les bâtiments, diminue les durées de vie des toitures et accroit la dépendance vis-à-vis de la Chine.

Le vélo électrique et la trottinette créent de nouveaux risques de blessures corporelles et de nouvelles jungles urbaines, mal régulées par la prolifération tout azimut et rapides de zones dédiées et par la cohabitation improvisée avec les piétons ou les autres véhicules. Le dogme du vélo en ville écarte de la mobilité toute une partie de la population : les enfants et les personnes fragiles ou âgées.

La solution de facilité du transport par camion, qui est couteuse en infrastructure terrestre et est responsable de multiples formes de pollution, n’est pas vraiment régulée dans un pays comme la France, notamment depuis l’abandon et 2014 de l’écotaxe pour les poids-lourds.

La lutte contre la pandémie a montré que, malgré l’utilité incontestable du progrès technologique au travers de la vaccination, trop de décisions publiques qui ont conditionné nos vies pendant les confinements ont été prises en l’absence de modélisation sérieuse de l’espace, des phénomènes médicaux, des interrelations entre les personnes et des déplacements des flux d’air. Rien, par exemple, n’a été dit sur l’implication des systèmes de climatisation alors même que le froid et les conditions sèches, particulièrement dans des environnements utilisant l’air conditionné ou brassant des airs pollués, contribuent à augmenter la transmission du virus. De même, les préconisations pour le télétravail ont été faites sans mentionner les freins qui existent à pouvoir accéder en toute sécurité à un réseau privé d’entreprise à partir de nouveaux lieux.

C’est dans un tel contexte culturel que l’aménagement du territoire en France est en profonde jachère.

La léthargie de l’aménagement du territoire en France est induite par un médiocre intérêt pour la déclinaison spatiale des offres de services publics. Des rapprochements peuvent être faits avec le mouvement des gilets jaunes ou le fort taux d’abstention aux dernières élections territoriales. Faute de maîtrise territoriale, les conditions de vie de la population de territoires marginalisés et concentrant des difficultés économiques se dégradent et produisent colère, incompréhension et sentiment d’inutilité face au vote.

Ce divorce très hexagonal entre l’État et l’aménagement du territoire relève de trois causes structurelles.

a) La première est l’absence d’un pilote ministériel disposant de compétences, de respectabilité et de vision politique de long terme. L’actuel ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales n’est à ce jour qu’un décor de théâtre. L’intitulé de sa mission révèle une fascination pour le superficiel : « la décentralisation, le développement et l’aménagement équilibrés de l’ensemble du territoire national et de solidarité entre les territoires ». Sa mission, sans colonne vertébrale, relève tout en même temps d’un complexe d’infériorité à la tête de l’Exécutif et d’un besoin narcissique d’unité. A cela s’ajoute tant une expression de malaise vis-à-vis de la confrontation, qu’un mépris pour les matérialités concrètes du terrain et un manque de vrais relais dans la vie réelle.

b) La seconde cause structurelle est que les collectivités territoriales sont, face aux évolutions rapides du progrès technique, mal armées pour assurer la gouvernance de long terme d’infrastructures lourdes et interconnectées à diverses échelles géographiques, locales comme internationales. Ces réalités complexes demanderaient au mieux le support d’agences régionales. Le contexte intellectuel est exigeant car les collectivités doivent assumer des dissymétries de culture sectorielle vis-à-vis d’opérateurs spécialisés (autoroutiers, opérateurs de télécommunications, compagnies ferroviaires ou aériennes, fournisseurs d’énergie, …). La subsidiarité au profit du régional la plus avancée en France en matière d’infrastructures en réseau concerne le train et a demandé une maturation longue puisqu’elle a démarré … en 1977, dans le Nord Pas de Calais.

Ces complexités, qui limitent la gouvernance directe par les collectivités, freinent a fortiori l’initiative des citoyens qui ne peuvent s’exprimer que par des actions de protestation.

La quasi absence de projets structurants d’aménagement du territoire dans la bataille actuelle des élections régionales et départementales et dans les débats politiques pré-présidentiels est révélatrice de l’absence d’appétence de la plupart des candidats aux responsabilités publiques pour l’organisation spatiale.

c) La troisième cause structurelle est à voir dans la mécanique électorale. Les mandats électifs locaux sont de durée courte alors que l’aménagement du territoire requiert du temps long. Les dynamiques régionales sont handicapées par le caractère artificiel du dernier regroupement des régions et par l’absence d’unité culturelle qui en a résulté.

Dans un tel contexte, la République est face à un paradoxe culturel vis-à-vis de ses territoires ruraux.

D’un côté, elle doit faire appel à la virtualisation et au numérique pour libérer ses zones rurales de contraintes spatiales lourdes. Bien utilisés, le téléphone, l’internet, les communications mobiles et le géopositionnement permettent au citoyen des territoires peu denses d’avoir des relations humaines autrement qu’en face à face, de surmonter les éloignements avec les autres, de communiquer avec le reste du monde et d’avoir toutes sortes de mobilités. Ces libérations par le numérique sont d’autant plus bénéfiques en zone rurale que la vie, le travail, les services publics et les relations sociales s’y exercent sur des surfaces étendues, au travers de routes difficiles à entretenir et avec des offres de transport en commun ou de services publics minimalistes. 

Mais en même temps la République doit y mobiliser, non pas les ressorts d’une culture de l’immatériel, mais une énergie politique ancrée dans les complexités et exigences du concret. Si c’est pertinent d’organiser la protection des données privées telle que bien assurée par la CNIL ou de lutter contre les dérives des grandes plateformes comme le permet la loi pour la confiance dans l’économie numérique, LCEN, c’est aussi très insuffisant. La planification spatiale des infrastructures physiques des zones rurales est soumise à rude épreuve. Elle y est pénalisée par les surcouts dus à la distance, par les contraintes de relief ou par les caprices de la végétation et des intempéries. Le moindre trafic y est un facteur de chute de la rentabilité. Le mauvais entretien dans des zones éloignées accroit aussi la panne.

Privilégier les envies médiatiques d’être une « start-up nation » ou vouloir faire de la recherche sur la 6G ne garantit pas aux citoyens de pouvoir accéder en tous points du pays aux vertus du numérique. La République a aussi besoin d’avoir des politiques publiques qui sortent du confort intellectuel de l’immatériel et qui passent sous les fourches caudines du réel de l’aménagement du territoire.

Sans un aménagement du territoire digne de ce nom, de nombreuses zones à faible densité resteront en jachère numérique. Ce serait d’autant plus handicapant pour l’avenir que le besoin d’amélioration des couvertures numériques est criant, que les réseaux en cuivre sont mal entretenus et en cours d’obsolescence, que les nouveaux usages vont se développer et que ces zones, où vivent déjà des populations plus ingénieuses que les urbains le pensent, attirent dorénavant des « accourus », déçus par la dureté, l’inhumanité ou la cherté de la vie en grande ville.

Aménager le territoire c’est, en matière de numérique, oser comprendre et affronter les complexités, au sens de notre centenaire Edgar Morin.

Aménager le territoire c’est créer une régulation structurelle des réseaux numériques qui remplace l’actuelle organisation technico-économique des opérateurs privés et qui vise une politique publique centrée sur l’intérêt général, sur la gestion de l’espace et sur la continuité de service.

Aménager le territoire c’est reconnaître que les réseaux d’accès sont dorénavant, comme pour l’eau ou l’électricité, une infrastructurelle essentielle. Sans réseau, il n’y a pas de numérique.

Aménager le territoire c’est développer une stratégie publique du numérique qui fasse la synthèse entre :

  1. La mise en place d’une fonction régalienne de contrôle des couvertures et, aussi, des qualités de services des réseaux ;
  2. L’organisation d’une maîtrise d’ouvrage publique des couvertures territoriales et, aussi, par subsidiarité, de la responsabilité des collectivités territoriales ;
  3. La mobilisation de moyens financiers de long terme dédiés à l’investissement et, aussi, à l’entretien des réseaux fixes et mobiles des zones à faible densité hors des marchés rentables ;
  4. Un combat contre les baisses de coûts aveugles dans les réseaux reposant sur la sous-traitance et l’émiettement des responsabilités, sur les lignes filaires aériennes plutôt que les lignes enterrées et sur l’approvisionnement en équipements chinois plutôt qu’européens ;
  5. Une politique de sécurité des réseaux visant la continuité de fonctionnement comme la protection du contenu des communications ;
  6. Un appel marginal aux solutions alternatives de boucles locales hertziennes fixes qui sont chères, complexes, consommatrices de spectre hertzien et, par conséquent, éphémères ;
  7. Une logique de déploiement conjoint des réseaux fixes en fibre optique et des réseaux mobiles en 4G, 5G ou 6G, réseaux qui sont complémentaires et surtout non substituables ;
  8. L’impérieuse restitution pour tous à un accès simple, sobre et fiable électriquement à la téléphonie, la voix, éternel mode de communication entre les humains n’étant plus accessible qu’au travers de réseaux, terminaux et offres commerciales onéreuses, complexes et fragiles ;
  9. Une politique environnementale du numérique qui soit respectueuse des paysages, de la santé humaine et des économies d’énergie ;
  10. Une éducation au fonctionnement des réseaux et à l’usage des services qui, au-delà des simples initiations déjà en place, devra apprendre à mieux utiliser ces réseaux, en particulier hertziens, à détecter les usages inutiles et à réduire les consommations d’énergie.

Toute absence de stratégie politique dans l’aménagement du territoire ne fera que creuser les distorsions sociales et mettre en péril la cohésion démocratique.