ARTICLE 13 : Fixe et mobile : qui comprend?

La stratégie publique consistant à ne pas planifier la couverture à 100% du territoire de la République en accès fixes en fibre optique au téléphone et à internet sous prétexte qu’il suffit d’attendre l’implantation des pylônes des réseaux mobiles, maintenant en 4G ou demain en 5G, est une erreur stratégique profonde pour l’aménagement des territoires.

Les réseaux et les services d’accès fixes se font par fibre optique, en remplacement des fils de cuivre des années 60/70, en fin de vie. Les services mobiles se font eux par réseaux hertziens. Ils sont complémentaires et non substituables les uns par les autres.

Les boucles locales en fibre optique et celles des réseaux cellulaires hertziens mobiles ont des architectures techniques et logistiques, des coûts d’investissement et d’exploitation et des économies d’abonnement et de services très différents les uns des autres. Leurs contraintes et avantages respectifs pour vaincre les surcouts de déploiement et la moindre rentabilité en zones rurales ne sont pas les mêmes. Et, surtout, réseaux fixes et réseaux mobiles supportent des palettes de services, applications et usages de nature pour partie non comparables.

Couvrir les territoires peu denses et à contraintes géographiques, hors marchés commerciaux des opérateurs, exigent des maîtrises d’ouvrage innovantes et capables de jongler, en finesse et sans naïveté, avec toutes les différences et complémentarités des réseaux fixes et mobiles.

Les boucles locales en fibre optique, FTTH (Fiber To The Home) sont des investissements de long terme, à l’échelle de plusieurs décennies, sur fond d’innovations lentes. La fibre optique est capable d’assurer le transport jusqu’à l’abonné de débits élevés et de gros volumes d’information, descendant (vers l’abonné) comme montant (depuis l’abonné). Les investissements se prêtent à de multiples formes techniques de « réserves de capacités », au niveau tant des passages de câbles que des câbles eux-mêmes. La fibre optique supporte aisément les croissances fortes des trafics futurs. Le jeu d’acteurs pour la commercialisation des services y est facilement ouvert, avec la gestion de savants « dégroupages » des fonctions d’exploitation et de commercialisation. L’organisation de la répartition de ces fonctions entre les opérateurs est le « fonds de commerce » du régulateur, l’ARCEP. Les boucles locales en fibre optique se prêtent aussi, facilement, chez l’utilisateur, à une démultiplication des accès au sein des bâtiments, en aval des équipements de raccordement de l’abonné que sont les « box ». C’est l’objet des réseaux locaux internes hertziens par Wifi. Il existe heureusement, pour contourner les limites bien connues du Wifi, des solutions filaires par câbles Ethernet ou par Courant Porteur en Ligne. Cette dernière solution, CPL, utilise les fils électriques des bâtiments en aval du compteur électrique. L’intérêt des accès fixes en fibre optique est de permettre le transport fiable et stable de gros volumes d’information, comme ceux demandés par la diffusion des images et des programmes audiovisuels. 

Trois remarques stratégiques essentielles sont à avoir en tête.

La première est qu’Il y a urgence à installer sur 100% du territoire national des boucles locales en fibre optique. Les vielles boucles locales en fils de cuivre, datant des années 60/70 et encore en place, celles qui supportent l’ADSL, sont en effet en France, et bien que cela soit négligé, sinon ignoré par l’Exécutif national, en obsolescence avancée et à remplacer d’urgence.

La seconde est que, malheureusement, les poses de lignes en fibre optique se font bien trop massivement en France, notamment dans les zones rurales, sous forme de lignes aériennes. Pour les opérateurs, ces dernières constituent des investissements moins chers à court terme que des câbles enterrés. Mais elles sont fragiles et très vulnérables aux intempéries et à la cohabitation avec les arbres et la végétation. Elles nécessitent des entretiens récurrents, comme l’élgage, fréquemment négligés.

Enfin, on oublie qu’il va de soi que la connexion FTTH est entièrement dépendante du bon fonctionnement du réseau électrique de l’utilisateur. La moindre coupure électrique interrompt toute communication, même les numéros d’urgence, et isole les personnes.

Quant aux boucles locales mobiles, elles relèvent d’architectures de réseaux d’une toute autre nature. Un réseau mobile d’accès au téléphone et à internet est un réseau cellulaire. Au sein d’une cellule, le smartphone ou PND, Personal Nonadic Devide, communique avec une antenne, émettrice et réceptrice, installée sur un site ou pylône. En mobilité, le smartphone passe automatiquement d’une cellule à une autre, sans que l’utilisateur s’en aperçoive. Chaque antenne a une zone de couverture dont la forme géographique dépend des caractéristiques de l’antenne (forme et angle de diffusion, puissance, hauteur du pylône, … ) et des contraintes topographiques en matière de propagation des ondes (obstacle des collines, reliefs ou végétations, avec des effets de canyon dans les villes aux rues étroites ou dans les vallées encaissées). La taille des zones de couverture dépend aussi des portées des fréquences radioélectriques utilisées. La réception à l’intérieur des bâtiments est limitée, les ondes émises par les antennes des pylônes y pénétrant difficilement.

Les communications mobiles sont le règne des communications personnelles depuis l’avènement des smartphones individuels. Mais elles sont aussi de plus en plus le domaine des communications de machine à machine ou avec les objets connectés, souvent avec des processus automatiques d’échange et en mettant en jeu des communications de typologies particulières (faibles volumes d’information mais délais de transmission courts pour les ordres ou les données).

Les boucles locales mobiles présentent de nombreuses limites par rapport à celles en fibre optique. Les vitesses et débits permis sont asymétriques : le flux est plus fort dans le sens descendant (du pylône vers le terminal) que dans le sens montant (du terminal vers le pylône). La puissance d’émission/réception de l’antenne, sur le pylône, est en effet plus grande que celle du terminal individuel, qui de surcroît dépend de batteries à recharger.

La contrainte essentielle des réseaux mobiles réside dans leur dépendance aux fréquences hertziennes qui sont des ressources rares, disponibles seulement en quantité réduite et qui sont convoitées pour diverses technologies et usages. Elles doivent notamment être partagées entre les besoins civils et militaires. L’attribution de cette ressource rare aux opérateurs est l’objet des licences de téléphonie mobile (Cf. celles en cours d’attribution pour la 5G). Malgré les améliorations rapides des performances techniques au fur et à mesure des migrations de génération en génération (2G des années 90, 3G, 4G et bientôt 5G), la saturation des réseaux mobiles est une vraie contrainte, difficilement vécue et bien connue de l’utilisateur final. A ce titre, l’installation de boitiers fixes « internet 4G très haut débit » dans les zones sans accès filaires (ADSL ou fibre optique) n’est qu’une solution d’intérêt limité puisqu’elle contribue à la saturation des réseaux mobiles. 

Une caractéristique technique intéressante des réseaux mobiles est qu’il peuvent techniquement se prêter à la mutualisation de sites entre opérateurs, les standards mobiles intégrant d’origine cette faculté de coopération. C’est l’objectif de la fonction d’itinérance ou « roaming » qui est à la base de l’écoulement des trafics à l’international. La mutualisation de sites entre les opérateurs, qui est transparente pour l’utilisateur, pourrait être à la base de la couverture des zones peu denses. Force est de constater que cet atout technique reste très inexploité, en raison de la prééminence des stratégies commerciales des opérateurs qui supplantent les logiques de service public que l’État est impuissant à imposer.

Le déploiement des réseaux mobiles constitue une contrainte pour l’environnement, avec des pylônes à nuisance visuelle, voire sanitaire.

En mobile, il existe de grosses différences entre couverture théorique et couverture réelle, les qualités réelles des services offerts étant susceptibles de variations fortes, avec par exemple des faciles saturations liées aux volumes de la demande.

Par ailleurs, il existe entre les réseaux fixes et mobiles des interférences qui peuvent être fructueuses. Un réseau mobile cellulaire comporte deux parties. La première, aval, est composée des boucles locales hertziennes qui sont celles dont il a été question ci-dessus et qui, dans chaque cellule, assurent la communication des pylônes avec les terminaux mobiles des usagers. La seconde, amont, est constituée d’une infrastructure fixe qui assure le raccordement des pylônes entre eux et la gestion d’ensemble des trafics. Au sein de cette seconde partie, les raccordements des pylônes s’opèrent par des liaisons fixes susceptibles d’utiliser les câbles présents sur place, notamment ceux en fibre optique. Ainsi la présence d’un maillage fin de câbles en fibre optique dans un territoire facilite le déploiement des réseaux cellulaires mobiles et notamment l’installation de pylônes dans des endroits isolés, comme les points hauts.

Compte tenu de ces complexités et des multiples différences structurelles entre réseaux fixes et réseaux mobiles liées à leur architecture technique et fonctionnelle, au mode d’accès au foncier, à la logistique du passage de câbles ou de l’implantation de pylônes, à l’accès à l’électricité, à la volumétrie des trafics, aux enjeux des géographies et des reliefs, aux interférences précitées ou à la typologie des services et de leur commercialisation, il est indispensable qu’un territoire soit équipé des deux types de réseaux et qu’existe une maitrise d’ouvrage publique pour les zones peu denses. Cette maîtrise d’ouvrage doit être responsable du pilotage, de la planification et du déploiement conjoint des 2 types de réseaux d’accès au téléphone et à internet, le fixe et le mobile. Cette maîtrise d’ouvrage publique ne peut s’exercer que sur la base d’une connaissance maîtrisée et globale des avantages et des contraintes spécifiques aux deux systèmes qui ne sont absolument pas superposables. Il va de soi que cette maîtrise d’ouvrage publique doit être culturellement indépendante des savoirs spécifiques des opérateurs dont les métiers et intérêts commerciaux d’entreprise sont souvent seulement axés sur un seul des deux types de réseaux.

Cette maîtrise d’ouvrage publique globale est visiblement à inventer.

ARTICLE 12 : Une discipline nationale à inventer : la maîtrise d’ouvrage publique des couvertures numériques des territoires

Ce qui se déroule en France depuis 30 ans et se répète actuellement avec la préparation des licences mobiles 5G (Cf. l’article précédent : La 5G : un nouveau leurre ? ) est révélateur d’une absence de maîtrise de la cartographie des réseaux physiques d’accès au numérique par les pouvoirs publics.

Il faut avoir constamment à l’esprit que les services numériques reposent avant tout sur un réseau de transport de l’information, comme la mobilité des personnes dépend de réseaux physiques comme les routes.

Dans ce dernier domaine, alors que l’innovation technique s’est traduite par le développement des autoroutes, l’État a su exercer ses prérogatives à la fois de vision stratégique des territoires et d’outils fins de programmation publique des tracés, et ce malgré le recours aux logiques de concessions apparues dans les années 60.

Cette maîtrise d’ouvrage publique de la cartographie des réseaux n’est plus de mise en France, depuis 30 ans. C’est une discipline en jachère.

En 2019, l’implantation géographique des réseaux d’accès au numérique relève principalement de décisions du secteur privé des opérateurs et est majoritairement dictée par leurs propres critères d’entreprise, leurs banques de données et leurs outils internes d’ingénierie. Ces décisions ne relèvent pas d’une soumission de la technologie aux projets économiques et humains des territoires qui, par essence, sont exogènes aux logiques des opérateurs.

Alors que l’avenir des territoires dépend dorénavant de la qualité de leurs conditions d’accès au numérique, le gouvernement persiste à ne pas entrer dans le cœur d’une telle discipline et continue à n’intervenir sur les couvertures numériques que de manière incantatoire et périphérique. Sa politique péremptoire s’exprime au travers de critères tronqués et ne s’appuie pas sur des outils ou références géographiques précis. L’État ne s’intéresse pas au processus de liaison entre les besoins économiques et humaines des territoires et les potentialités des solutions techniques. Il se contente d’actions exogènes et néglige l’énergie de la force de proposition et de réalisation des pouvoirs publics locaux en matière d’aménagement du territoire.

Pour qualifier les besoins de débit numérique, l’État utilise des quantifications sans ancrage géographique précis et sans qualification technique fine des besoins de services d’accès. De surcroit il ne traduit pas le contexte d’évolution rapide propre à ces technologies. Les objectifs faisant objet de quantifications, comme le pourcentage de population couverte, comme le nombre de pylônes ou comme le nombre de centres bourg couverts, ne sont pas des critères géographiques pertinents en termes de disparition de la jachère numérique qui frappe nombre de territoires en France. 

Par exemple qu’est-ce qu’un « bon débit », critère favori de l’Exécutif ? Par exemple comment sont confrontées les capacités de l’offre, c’est-à-dire les capacités structurelles des tuyaux, au volume de la demande de trafic qui, par essence, est évolutive ? Quels sont les critères retenus pour suivre la qualité du service à rendre par l’opérateur ? Quelle compréhension structurelle de la non rentabilité financière pour les opérateurs des zones rurales, au-delà de subventionnements exogènes et de gestes de rattrapage ? Quels critères de sécurité et d’indépendance nationale ? Quelle réalité du contrôle public des engagements pris par les opérateurs privés et de leur sanction efficace en cas de manquement, autres que des rappels à l’ordre du régulateur, l’ARCEP, aux opérateurs, comme actuellement à l’occasion de la phase d’attribution de nouvelles licences mobiles ?

Ce ne sont pas les efforts récents de cartographie publique des couvertures, déployés par l’ARCEP, qui changent la donne. Ces cartes ne concernent que la téléphonie mobile et ne reprennent que les informations des opérateurs. Elles donnent des informations théoriques, sans lien avec les besoins et les trafics réels. Il ne s’agit que d’un outil d’information factuel, sans aucune portée ni future ni stratégique et sans corrélation avec des visions de développement territorial.

La gestion publique de la ressource numérique rare que sont les fréquences radioélectriques est opérée sur des bases essentiellement nationales, sans maîtrise d’ouvrage fine au plan de la répartition géographique de leurs usages. Cette situation se vit encore une fois en 2019 à l’occasion du déploiement de la 5G puisque les collectivités locales sont exclues du processus d’attribution des licences mobiles et la maîtrise d’ouvrage du développement territorial y est absente.

L’Exécutif dit avoir des préoccupations d’aménagement numérique du territoire mais, en plus de n’avoir ni objectif stratégique de relations entre territoire et technologie, ni critère de quantification des réseaux face aux besoins ni schéma d’organisation du jeu des acteurs publics, il n’a pas de structure nationale de pilotage dédiée. Les services et structures d’intervention de l’État en matière de géographie des réseaux numériques civils sont multiples, émiettés, aux fonctions parcellaires et sous diverses tutelles.

Le principal organisme en numérique, l’ARCEP (https://www.arcep.fr), qui, par exemple, pilote l’attribution des futures licences 5G, n’a pas dans ses attributions l’aménagement du territoire.

D’autres organismes publics nationaux sont dédiés au numérique. L’Agence Nationale des Fréquences Radioélectriques. ANFR (https://www.anfr.fr/accueil/ ) a une mission technique. L’Agence du Numérique (https://agencedunumerique.gouv.fr) est une structure légère « agile » de communication sur les mesures gouvernementales, en faisant du « conseil » auprès des collectivités. Le CEREMA, Centre d’Étude et d’Expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’Aménagement ( https://www.cerema.fr/fr ) fait aussi de l’accompagnement. 

Il n’y a pas d’organisme opérationnel qui soit dédié au développement territorial et qui vise explicitement le numérique. D’ailleurs le mot numérique ne figure dans aucune appellation fonctionnelle des 3 ministres impliqués dans « l’aménagement » du territoire (Ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales ; Ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé des collectivités territoriales ; Ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ville et du logement). Par ailleurs l’aménagement du territoire n’est pas explicité dans les fonctions du Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances et du ministre de l’Action et des Comptes publics, chargé du Numérique.

Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances et du Ministre de l’Action et des Comptes publics, chargé du Numérique

La toute nouvelle ANCT, Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, dont la définition finale vient de sortir, regroupe essentiellement des structures existantes, dont l’ancienne DATAR devenue CGET, Commissariat Général à l’Egalité des Territoires. Elle intègre l’Agence du Numérique mais pas le CEREMA. En matière de numérique la mission reste ambitieuse mais vague : « il reviendra à l’ANCT d’assurer la mise en œuvre des programmes nationaux visant à assurer la couverture numérique de l’ensemble du territoire et de favoriser l’accès de la population aux outils numériques »

L’aménagement numérique du territoire ne relève toujours pas en 2019 d’un pilotage fondé sur des processus de face à face entre des projets de territoires et des implantations opérationnelles de réseaux et d’offres de services numériques. La régulation, centrée sur l’organisation de la concurrence au sein du secteur privé des opérateurs, ne traite pas de l’organisation des responsabilités au sein du secteur public et des modes de mobilisation des flux financiers spécifiques nécessaires à la couverture des zones rurales.

Pour les territoires ruraux, les critères du marché, de la concurrence et de la simple rentabilité ne sont pas applicables. Il faut une maîtrise d’ouvrage publique responsable de la cartographie des réseaux numériques civils correspondant à la réalité des besoins de l’aménagement du territoire. En France, c’est une discipline à créer, à expérimenter et organiser au plus vite. Mais le terme d’aménagement du territoire serait-il devenu un mot tabou ?