J’ai participé, à Bonn en novembre 1983, lors d’un sommet franco-allemand, aux prémices des télécommunications mobiles cellulaires numériques dites « 2G », pour seconde génération. Il s’agissait de remplacer la « 1G » qui était une technique de transmission non pas numérique mais analogique (comme le Radiocom 2000). Avec la « 3G » les données sont apparues, véhiculées sur des canaux séparés de la voix. A partir de la « 4G » la voix et les données internet sont transportées par les mêmes tuyaux. La « 5G » est aujourd’hui une réalité dans le monde, avec des expérimentations en cours, tant au plan de l’organisation technique que des services offerts, et avec dans certains pays un début d’exploitation commerciale. La technologie suivante, la « 6G », est déjà en préparation.
Jusqu’à présent les télécommunications mobiles n’ont jamais eu un tel succès médiatique en France. La 5G est en ce moment la star des médias, avec des enchères d’attribution des premières fréquences qu’elle va utiliser.
Cette sur-médiatisation est alimentée par un déploiement de verve politique allant jusqu’à utiliser la population Amish comme punching ball, sur fond de crainte pour la santé et l’environnement du fait des ondes, de la multiplication des antennes et de la consommation d’énergie. Les demandes de moratoire ont été refusées par l’Exécutif au nom de la nécessité supérieure d’innover et en s’appuyant sur une compilation faite par un collectif de 5 entités administratives sur la situation de la 5G dans 26 pays et sur l’absence de risques avérés pour la santé. Ce rapport, relevant le retard de la France, met en avant les enjeux de compétitivité pour l’économie et constate qu’aucune concertation citoyenne nationale spécifiquement dédiée à la 5G n’a eu lieu dans d’autres pays.
Les deux instances au cœur depuis 30 ans de la compétence publique en télécommunications mobiles (l’ARCEP et l’ANFR) sont particulièrement discrètes, s’en tenant à des contributions techniques.
Les questions d’aménagement du territoire n’apparaissent pas dans les débats sauf indirectement. Par exemple, il est écrit que « la priorité doit être la fin des zones blanches et non le déploiement de la 5G ». De fait la 5G, pourtant technologie d’infrastructure territoriale, n’est jamais présentée comme telle. On ne parle jamais de géographie en France comme cela a été décrypté dans mon article 21 : « La géographie : la clef des batailles du numérique », https://jacherenumerique.com/?p=220 .
Pourtant cette sur-médiatisation autour de la 5G arrive après que la pandémie a révélé au grand jour ce que je décris en détail, depuis début 2019, dans mon blog, à savoir l’importance des jachères numériques installées en France.
J’insiste sur le fait que la 5G n’est pas une simple migration d’outils techniques mais bel et bien un ensemble de ruptures dans l’organisation et l’exploitation des antennes comme dans la conception des services.
La 5G transporte les débits de données Internet avec une vitesse au moins 10 fois plus rapide qu’avec la 4G. La 5G permet ainsi aux utilisateurs de télécharger rapidement de gros fichiers, comme des films, et aux opérateurs de décongestionner les réseaux 4G.
Avec la 5G, les temps de latence, à savoir les délais de connexion et de réponse lors des échanges de données, sont raccourcis. Cela permet le développement en nombre d’objets connectés à faible volume de trafic mais nécessitant un rythme élevé d’échange d’informations. Ces communications entre objets et machines sont la base d’automatisations, robotisations et commandes à distance en tout genre pour la production, les transports, la gestion des bâtiments, la logistique ou la sécurité.
La 5G va utiliser au départ des blocs de fréquences (les « 3,5 GHz », de 3,4 à 3,8 GHz) de catégorie habituellement utilisée en télécommunications mobiles. Ce sont des blocs de fréquence de ce type qui vont être mis aux enchères. Mais la 5G utilisera aussi des bandes de fréquences plus hautes, les bandes millimétriques des « 26 GHz » de 24,25 à 27,5 GHz. . Qui dit fréquence plus haute, dit portée des ondes plus courtes, sensibilité aux obstacles plus forte et multiplication du nombre d’antennes.
Avec la 5G, l’ingénierie des antennes est profondément modifiée par le recours à plus d’outils logiciels pour assurer les fonctions de pilotage des trafics et de configuration des zones de propagation des signaux, avec des antennes plus directionnelles. Ainsi avec la 5G, une étape supplémentaire est franchie dans la virtualisation des réseaux. Les capacités d’écoulement des trafics et les définitions des surfaces couvertes seront ajustées en permanence au gré de critères propres aux opérateurs.
Face à ces ruptures, la sur-médiatisation actuelle laisse dans l’ombre des points stratégiques aux conséquences majeures pour les citoyens et l’aménagement du territoire.
1) Les débats sur la 5G passent totalement sous silence la fragilité rampante et croissante qui touche, dans l’indifférence générale, la téléphonie vocale. L’avenir de cette invention humaine essentielle et universelle créée il y a plus de 100 ans est compromis par :
– la disparition en cours des réseaux filaires en cuivre ;
– la nouvelle dépendance à l’électricité du téléphone fixe devenu de la « voix sous IP », à savoir de la téléphonie derrière une box ADSL ou fibre optique ;
– le transport de la voix et des données par le même canal internet.
Une conversation téléphonique ne représente que des volumes modestes d’information et n’exige que des vitesses lentes de transmission. La téléphonie ne tire aucun avantage des nouvelles performances techniques de la 5G et les risques de broyage de la voix dans les flux de données internet ne peuvent qu’augmenter.
La téléphonie est par essence un outils numérique simple à utiliser. Sa fragilisation favorise l’illectronisme. Il y a urgence à prendre conscience de la menace qui pèse sur cette invention humaine essentielle : la téléphonie, fixe comme mobile, est à sauver.
2) Rien n’est dit sur les migrations d’infrastructures mobiles de générations précédentes (notamment 2G et 3G ou 4G) ou sur les abandons des transmissions hertziennes fixes, alternatives aux réseaux filaires, utilisées en zones rurales (par exemple le WiMax utilisant des blocs de fréquences basculés sur la 5G). Or ces arrêts d’infrastructures ont des conséquences lourdes pour les citoyens qui doivent changer d’abonnement auprès des opérateurs, d’équipement terminal et d’applications. Un tel non-dit est d’autant plus grave qu’en France le secteur des télécommunications mobiles ne donne pas lieu à une gouvernance publique consolidée, toutes techniques confondues. Au contraire, le pilotage public consiste à empiler administrativement les licences séparées, génération technique par génération technique.
3) Sous la pression explicite des opérateurs, l’État fait sien l’urgence d’attribution des licences 5G, en réfutant notamment tout idée de moratoire. Pourtant la 5G va encore évoluer pendant quelques années avant que ses composantes et outils techniques offerts par les équipementiers, les véritables innovateurs du secteur, ne se stabilisent.
L’État justifie sa décision par le retard de la France dans l’attribution des licences 5G et par le double besoin de soutenir l’économie numérique et l’innovation. Mais en vérité, l’innovation et l’offre de nouveaux services, qui ne peuvent être que lentes et progressives, n’intéressent pas prioritairement les opérateurs. C’est l’augmentation de la capacité de leurs infrastructures permise par la 5G qui les motivent, les réseaux 4G atteignant la saturation dans les villes sous la pression de la croissance rapide des trafics.
L’urgence d’investissement d’infrastructure 5G pour le soutien à l’économie numérique nationale est sans consistance car il n’y a plus d’équipementiers de télécommunications en France depuis la débâcle du fleuron mondial de la téléphonie fixe et mobile des années 70 et 80, ALCATEL. Les derniers européens sont désormais les scandinaves ERICSSON et NOKIA. Il n’y a plus en France de synergie directe entre investissements d’infrastructure et emplois chez les équipementiers. Pour la 5G, l’État se mobilise en faveur des intérêts des opérateurs mais est muet sur la suppression d’emplois en cours chez NOKIA qui a annoncé la suppression en France de plus de 1200 postes de travail, dont pourtant 80% sont des activités d’innovation puisque de recherche.
4) Il n’est pas assez dit que ce qui motive les opérateurs à vouloir disposer rapidement des fréquences 5G ne sont pas les marchés de services mobiles au grand public, comme avec la 3G ou la 4G. Ce sont les marchés professionnels d’automatisation des activités productives en usines ou dans les zones de services comme les ports, les aéroports ou la logistique.
Il s’agira d’ailleurs en partie de réseaux 5G privés.
La demande des grands comptes et l’offre sur mesure constituent le cœur de la rentabilité du métier d’opérateur. L’innovation s’y construit au fil du temps entre opérateurs et grands comptes, partenaires sur un pied d’égalité dans ces cultures techniques. Les enjeux sociétaux vis-à-vis du progrès technologique sont ceux de l’automatisation et de la numérisation du travail. Il n’y a pas de résonnance directe vis-à-vis des questions d’aménagement du territoire, a fortiori vis-à-vis du monde rural.
5) En télécommunications, l’innovation sur les marchés de grande diffusion qui concerne les individus et les petits professionnels, PME, TPE, artisans ou prestataires de services, relève d’initiatives prises exclusivement par l’offre. La construction des réseaux est lente et progressive. Elle est un préalable à la création des services et de la demande et relève d’un processus entre les mains exclusives des opérateurs et de leur autofinancement. L’utilisateur final sur les marchés numériques de grande diffusion est passif et suiveur. Dit autrement l’urgence des opérateurs pour les fréquences 5G n’a pas grand-chose à voir avec les futurs nouveaux marchés de grande diffusion, destinés aux citoyens.
6) Les ruptures techniques de la 5G font fantasmer sur la potentialité de nouveaux services, applications et usages. Mais les créations de telles innovations sont forcément longues et aléatoires et il y a du temps avant d’obtenir des résultats concrets pour le citoyen et la société.
Une voiture a-t-elle vraiment besoin d’être automatique voire autonome alors que de multiples contraintes d’usage à la voiture se développent ? Quelles seraient les infrastructures nécessaires pour une voiture connectée alors même que l’expérience actuelle montre que le développement de la voiture électrique est illusoire sans une infrastructure conséquente de recharge ? Quels sont les vrais avantages de qualité de vie rendus par la domotique, en gestation depuis des décennies, alors qu’elle génère tout à la fois dépendance à l’électricité, interconnexion d’équipements complexes et risque sur la vie privée ? La 5G a-t-elle un lien avec l’agriculture connectée alors que la 4G permet déjà des applications et que ce n’est pas demain que la 5G couvrira les zones rurales ?
La télémédecine 5G est-elle vraiment une solution à portée de main pour les déserts médicaux alors que le pays se débat en matière de santé dans des logistiques basiques d’approvisionnement de masques ou de tests ?
7) Les zones rurales, pour la plupart en jachère numérique, ne sont clairement pas le cœur de cible de la 5G. Elles n’ont rien à attendre des avantages apportés au plan des volumes d’informations transportées. Elles ne peuvent que subir les inconvénients de la réduction des surfaces de couverture. D’ailleurs les expérimentations en cours d’antennes 5G en France ne concernent que les grandes villes, dont en particulier la région parisienne (Cf. la liste des environ 500 sites 5G en test sur https://www.cartoradio.fr/index.html#/ de l’ANFR).
8) Les leçons de l’inefficacité du nième plan de rattrapage de l’État en couverture mobile d’il y a 2 ans, le New Deal, aux accents théâtraux, n’ont toujours pas été tirées. Il reste fin 2020 de nombreuses zones blanches 4G. L’entre-soi État-opérateurs, centré sur le court terme et sans représentation directe ou indirecte des citoyens, laisse les opérateurs intervenir sur le territoire à leur guise, ce qui ne constitue pas une politique d’aménagement.
9) La sur-médiatisation de la 5G et le climat de défiance qui l’accompagne est exploitée par les opérateurs dans leur bras de fer avec l’État. Ils réfutent le principe de prendre des engagements de couverture alors que l’État ne sait pas garantir que les investissements en 5G, qu’ils jugent colossaux, puissent être faits dans de bonnes conditions.
Pour conclure, la 5G est un sujet dans l’air mais qui reste en France englué dans le « monde d’avant » avec :
– des opérateurs qui dominent culturellement le secteur et défendent leurs propres intérêts sur les marchés professionnels et urbains les plus rentables ;
– un État qui empile les licences et plans résultant de négociations fermées avec les opérateurs, sans participation stratégique des collectivités territoriales.
Si la 5G peut être un domaine d’innovation utile au citoyen, ce n’est pas au niveau de l’offre technique puisque la France ne s’est jamais remise de ses déboires du Plan Calcul des années 60. S’il peut y avoir innovation c’est sur le pilotage public des couvertures en réseaux de télécommunications mobiles.
Pour que la 5G ne devienne pas un domaine de profondes inégalités et de tensions sociales, il faut traiter de manière urgente l’aménagement numérique de tout le territoire français et :
– résoudre la question du financement des infrastructures mobiles hors des zones denses ;
– mettre fin à l’actuel huit clos État-opérateurs seulement centré sur des questions techniques, comme l’accès aux fréquences et l’organisation concurrentielle de l’offre ;
– faire réellement de la planification des réseaux en intégrant le rôle des collectivités territoriales.
Cette ouverture vers plus de compréhension pour les citoyens et plus de participation des collectivités territoriales est d’autant plus nécessaire que les réseaux mobiles sont le support structurant, notamment au plan géographique, d’offres de services numériques dorénavant essentiels et concernant la santé, les économies d’énergie, la protection de l’environnement, les libertés individuelles et la sécurité.
Ne faudrait-il pas finalement aborder la technologie 5G un peu à la manière des Amishs qui, à y regarder sérieusement, ne détestent pas les technologies mais sont seulement sélectifs dans leur choix et leur manière de les intégrer ?
Les Amishs, lorsqu’une innovation technique arrive jusqu’à eux, prennent le temps de solliciter les conseils des anciens et de l’examiner attentivement. Ensuite la communauté́ vote, en fonction de certains principes directeurs. S’ils ont proscrit les téléviseurs ou les véhicules motorisés, ils ont adopté́ l’éclairage au propane, les réfrigérateurs, les outils pneumatiques. Ils utilisent les téléphones portables pour leurs communications essentielles et Internet pour leurs communications externes. En fait, ils s’adaptent à la technologie en conciliant les valeurs de leur culture, de leurs principes de vie et de leurs besoins de liens sociaux avec les avantages procurés par les techniques de pointe.
La manière dont la 5G et bientôt la 6G doivent se conjuguer avec l’aménagement numérique du territoire est un sujet urgent de plan et de prospective qui doit mettre à jour les valeurs qui nous rassemblent.