ARTICLE 26 : Quand l’exclusion numérique et l’exclusion bancaire s’autoalimentent

Les technologies numériques soulèvent des paradoxes de taille.

Elles offrent à l’homme de formidables outils de mises en œuvre des valeurs de la République :

  • Le numérique permet la fraternité par la communication et le rapprochement entre les hommes, entre eux comme avec leurs organisations ;
  • Le numérique a été conçu pour cultiver l’égalité en déclinant les fortes universalités et interopérabilités qui sont à la base du fonctionnement des systèmes comme la téléphonie ou l’internet ;
  • Le numérique permet la liberté en affranchissant l’homme des distances et des barrières géographiques, en local comme à l’échelle du globe. Il permet aussi de relativiser le temps, en permettant les échanges asynchrones sans obligation de simultanéité temporelle et de communication en face à face.
  • Du côté de l’offre des opérateurs, ces exclusions résultent des insuffisances, telles que décryptées tout au long de ce blog, de la couverture géographique par les réseaux, en particulier dans les territoires à faible densité. Elles s’inscrivent dans une double diversification. Au plan des contenants ou infrastructures, les réseaux hertziens mobiles sont venus compléter les réseaux filaires fixes. En matière de contenus transportés, les données et les images sont montées en puissance en plus de la voix, sur fond de généralisation de l’Internet Protocole, l’IP, comme standard de transmission devenu universel.

Du côté de la demande, s’est développé au plan social un « illettrisme numérique » ou « illectronisme » qui est généré par l’insuffisance d’éducation et par le manque d’équipements personnels, notamment pour des raisons financières, pour accéder aux contenus et services numériques.

Aujourd’hui en France, près du tiers de la population manque des compétences de base et des équipements individuels pour être vraiment à l’aise avec les applications numériques et les matériels et logiciels courants. Un cinquième de la population nationale ne se connecte à aucun service Internet, notamment les personnes les plus âgées et les personnes aux revenus modestes. Cela peut toucher aussi de jeunes.

Politiquement, cette situation résulte de l’abandon progressif depuis 30 ans des principes liés de service universel et de service public.

La pandémie a eu le mérite de mettre en lumière l’impact des fractures numériques sur les inégalités sociales, notamment pour des activités comme le télétravail, le téléenseignement, la télémédecine ou les tâches administratives.

Mais il existe aussi d’autres causes d’exclusion numérique plus insidieuses dont on ne parle pas assez : celles concernant le secteur monétaire et bancaire.

Classiquement, le secteur financier et bancaire aime le numérique. Progressivement, depuis des décennies, ce secteur utilise l’informatique et les communications électroniques pour transformer les transactions et les services apportés aux citoyens. Pour cela, les banques :

  • créent des applications de gestion de compte par internet et dématérialisent les documents, notamment pour la tenue de compte ;
  • développent l’usage d’applications personnelles mobiles ;
  • font réaliser de plus en plus d’opérations bancaires courantes par les clients eux-mêmes grâce à des automates placés dans ou à l’extérieur des agences, comme par exemple le retrait de billets, le dépôt de chèques ou le suivi de comptes ;
  • remplacent les relations de conseil ou les négociations de prêt en face à face en agence par des communications par téléphone ou par mail et par la constitution de dossiers à distance.

En ce moment, le secteur bancaire, toujours à l’affut d’économies, s’intéresse à l’introduction en agence de robots d’accueil. De même, pour évaluer les risques des prêts, il remplace de plus en plus la connaissance personnelle et humaine du client par du traitement automatique de données.

Pour ne pas aller trop loin, je n’aborderai pas ici les questions soulevées par le développement de la numérisation de la monnaie au travers des crypto-monnaies qui sont sans support physique et sans indexation à une devise légale ou une matière première et dont les systèmes associés de paiement ne sont pas régulés par un organe central. Une règlementation est en cours au niveau de l’Europe, avec la publication en septembre 2020 de six textes sur sa stratégie de finance digitale, dont un baptisé MiCA, pour Markets in Crypto-Assets.

Cette consommation croissante de numérique contribue à écarter des banques toutes les personnes mal à l’aise avec le numérique et à nourrir l’illectronisme rampant de la société.

La part de responsabilité directe du secteur bancaire à l’illectronisme est insuffisamment connu, en étant notamment noyée dans le flot abondant de communication marketing du secteur.

Décryptons ci-après trois nouvelles causes de fracture numérique induites directement par le secteur financier et bancaire.

Une première cause est à rechercher dans l’expansion de l’usage des cartes bancaires. Pour effectuer un paiement par carte chez un commerçant via son TPE, terminal de paiement électronique, celui-ci-doit, au moment de la transaction, être connecté à la banque, par le réseau filaire (téléphonique ou internet) ou par le réseau cellulaire mobile. Donc pas de connectivité numérique fiable signifie pas de paiement par carte bancaire. 

Une seconde cause est liée à la croissance de l’e-commerce et de ses paiements à distance. Sans connectivité effective, fixe ou mobile, à internet, il n’y a bien évidemment pas de paiement, qu’il s’agisse de règlement direct par carte bancaire ou de délégation de paiement par des intermédiaires comme, par exemple, PayPal.

Une troisième cause d’exclusion impliquant le secteur bancaire est d’origine européenne. La deuxième directive européenne des services de paiement (DSP2) adoptée le 25 mai 2018, préconise l’utilisation d’une double authentification à réaliser par le client pour la gestion des comptes et les paiements en ligne. Pour satisfaire une telle authentification forte, le citoyen doit solliciter deux accès numériques différents, celui à internet pour la consultation, les instructions ou la transaction et celui pour recevoir le code de vérification. Souvent la vérification mobilise le réseau téléphonique qu’il s’agisse d’un envoi de code en vocal (par téléphone) ou par SMS (qui est une communication courte véhiculée sur le réseau téléphonique). La validité courte de ces vérifications exige des réseaux parfaitement fluides, et ce d’autant que l’envoi de SMS par les opérateurs ne relève pas obligatoirement d’une transmission en temps réel. Sans l’accès simultané en un même lieu des deux types d’accès numériques sollicités, l’opération n’est pas exécutable.

Ce type d’usage du numérique milite pour la redondance et la diversité des accès numériques, comme devrait l’offrir en tout point du territoire de la République un vrai service public.

Ces consanguinités entre exclusions numérique et bancaire, qui s’autoalimentent et pénalisent fortement les personnes exclues de réseaux fiables relèvent d’un double paradoxe.

Le premier paradoxe est que la France a été pionnière en informatique bancaire avec l’invention dans les années 80 et 90 de la carte bancaire à puce. Cette carte s’est ensuite imposée dans le reste du monde, au détriment de la carte à bande magnétique, peu sure. La carte à puce a en effet été inventée par le français Roland Moreno en 1974. Avant de séduire le secteur bancaire, cette carte sécurisée par une mémoire intégrée et un code avait été utilisée par le secteur des télécommunications, pour les cabines téléphoniques.

Le second paradoxe est qu’en vérité les secteurs de la banque et des télécoms mobiles savent faire bon ménage dans le monde et tout particulièrement en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine, en témoigne la « Mobile Money ».

La Mobile Money est une illustration de l’utilité de la technologie comme vecteur de développement humain. Elle consiste en une offre simplifiée d’opérations monétaires. Cette offre vise les pays où d’importantes parties de la population sont exclues du système bancaire traditionnel. Outre les forfaits téléphoniques, les opérateurs offrent la possibilité de tenue de comptes et de transactions monétaires. Ce sont actuellement des centaines de millions de personnes qui dans le monde en bénéficient grâce à leurs portables.

Un rapport détaillé a été publié en 2019 sur la Mobile Money au plan international par la GSM Association, GSMA ou Global System for Mobile Communications : « 2019 State of the Industry Report on Mobile Money » 

Technologiquement, le succès de la Mobile Money relève d’un double principe de simplicité :

  • l’offre de services courants de paiement au quotidien et de transferts d’argent privés ou commerciaux,
  • le recours à une technologie de communication robuste et économe en bande passante, à savoir le signal téléphonique.

Trois conclusions s’imposent en France alors qu’en 2021 la garantie du service bancaire universel est fragile et que la reconstruction du service universel du téléphone n’est pas encore en chantier : 

  • l’exclusion d’accès aux réseaux numériques et l’exclusion bancaire s’autoalimentent dans les territoires à faible densité ;
  • le téléphone doit être réhabilité. La sobriété de son signal, au-delà même de la valeur humaine essentielle et universelle de la voix, permet aussi des avancées sociales, comme la Mobile Money ;
  • le souci légitime de cybersécurité des transactions financières, fondé sur la séparation du contenu et du contenant, démontre une fois de plus, tout l’intérêt de la complémentarité essentielle du fixe et du mobile en tout point du territoire.

Ces trois conclusions prises en considération, le numérique pourrait enfin retrouver les principes de base qui ont fait le succès social des télécommunications en développant des fonctionnements collectifs respectueux de la diversité des situations humaines.