ARTICLE 17 : Licences 5G : stratégie du berger ou stratégie du jardinier ?

Le lancement de la 5G occupe les médias. Cette nouvelle génération de technologie de téléphonie mobile est une occasion unique pour la France d’avoir en numérique une politique structurelle. C’est l’opportunité de traiter cette avancée technologique comme un outil de services et d’aménagement du territoire pour les hommes qui y vivent. Cela doit être piloté comme un enjeu stratégique et une impérieuse obligation ne pas rajouter une nouvelle couche de discrimination et d’inégalité entre vie en ville et vie en zone rurale.

La France n’est pas pionnière en matière de déploiement de la 5G puisqu’elle existe déjà en Corée, en Suisse, en Finlande, en Grande Bretagne, en Allemagne, et même en Roumanie. Il faut souhaiter que ce retard soit un avantage et profite, comme c’est de bon aloi en innovation, du retour d’expérience des autres.

Mais pour faire de la 5G une opportunité d’aménagement numérique du territoire, il est urgent d’innover fortement dans le mode d’attribution et le contenu des licences.

Pourquoi ?

D’abord parce ce que le déploiement de la 5G n’est pas une simple opération technique de changement d’équipement électronique sur des pylônes existants.

La 5G implique une reconfiguration de la géographie des réseaux mobiles.

La technologie 5G repose sur l’affectation de ressources rares que sont les fréquences hertziennes. Trois bandes de fréquences ont été identifiées de manière coordonnée au plan européen. En France, la bande 700MHz a été attribuée par le régulateur, l’ARCEP, aux opérateurs depuis 2015. Elle permet une bonne pénétration dans les bâtiments, a des portées longues (plusieurs dizaines de km) mais offre des débits faibles. La bande nouvelle 3.4-3,8GHz offre un bon ratio couverture/débit. Elle sera la bande privilégiée de la 5G. La bande millimétrique 26GHz permettra des débits élevés mais a des portées limitées et de faibles pénétrations dans les bâtiments. 

Si la première bande est dans une zone de fréquence classique en téléphonie mobile, il n’en est rien des deux autres. Cela signifie que l’ingénierie de la 5G va reposer sur des paramètres nouveaux de géographie des couvertures. Les surfaces de connexion autour des relais et pylônes seront différentes de celles existant pour les connexions en 3G ou 4G. Les relais et pylônes devront être plus nombreux pour répondre à des portées plus courtes. Les qualités de réception vont évoluer en étant plus problématiques dans les bâtiments ou dans les zones d’ombres ou « canyons » (naturels dans les vallées ou urbains dans les villes à immeubles hauts ou rues étroites). De nouvelles fragilités aux intempéries, comme en cas de pluie, vont apparaître. Dit autrement, la 5G va rebattre profondément les cartes de l’ingénierie des antennes, de la géographie des réseaux et des paramètres de la qualité des services.

Il s’agit d’une nouvelle donne pour la structure géographique des réseaux mobiles. Comment le régulateur, l’ARCEP, qui est en charge du dossier des licences 5G pour le compte du Gouvernement, la traite-t-elle ?

Dans son « Post 34 » de décembre 2019, l’ARCEP affiche une intention d’aménagement du territoire. Elle dit avoir une « approche sensiblement différente pour les licences 5G que pour les licences 4G ». Elle parle à la fois de « la nouvelle ère » que représente la 5G, du « lot d’innovations », de la nécessité « d’irriguer le territoire et ce dès la conception » et « des engagements de couverture à demander aux opérateurs dans l’attribution des fréquences 3.4-3,8GHz sans commune mesure avec celles des générations précédentes ».

Au-delà de cet affichage de principes, quelles innovations concrètes et organisationnelles sont-elles susceptibles d’être porteuses de nouvelles pratiques d’aménagement du territoire pour la 5G ?

Jusqu’à présent, les collectivités territoriales étaient exclues de la gouvernance des licences mobiles, comme d’ailleurs elles l’ont été de l’accord fin 2018 de « new deal ». Pour la 5G, actuellement, les collectivités territoriales restent encore exclues de la gouvernance.

L’ARCEP dit avoir mené pendant des mois des consultations publiques et des auditions des parties prenantes et en particulier des représentants des collectivités territoriales. Mais ces consultations ont été seulement ponctuelles et se sont situées en amont du processus d’attribution des fréquences. A cette période les collectivités, face aux novations de la 5G, ne pouvaient pas disposer des savoirs, des retours d’expérimentation et des outils de prospective permettant d’exprimer des besoins futurs tangibles des citoyens qu’elles représentent. Ces consultations n’ont pas été faites sur des bases locales mais par délégation, écartant les porteuses opérationnelles des intérêts géographiques des habitants. Une telle pratique de consultation ne peut pas remplacer une planification géographique négociée. Il s’agit d’un déni de concertation qui ne pourra que déboucher sur de futures discriminations de couverture dans les zones rurales.

Relevons que le fondement de l’excellence en technologie mobile de la Finlande, pays à économie dispersée s’il en est, réside justement dans la qualité de la concertation et de la formation de consensus entre acteurs.

De fait, en France, le régulateur reste, pour la 5G, l’instrument d’un bras de fer, sans représentation des intérêts des utilisateurs, entre l’État et les opérateurs. En effet l’État est intéressé financièrement à la maximisation de la vente aux enchères de l’accès aux nouvelles fréquences hertziennes utilisées par la 5G. Les opérateurs, quant à eux, cherchent à minimiser tant les coûts des licences que les obligations externes. Ils visent à être seuls décideurs à la fois des géographies de couverture et du choix de leurs équipementiers. Les collectivités sont de fait hors du processus de gestion des licences et l’ARCEP reste focalisée sur son fonds de commerce, c’est-à-dire une mission d’ajustement des positions concurrentielles au sein du quatuor des opérateurs de téléphonie mobile présents dans l’hexagone. 

Ce serait pourtant l’intérêt à long terme bien compris des opérateurs que de promouvoir de nouvelles formes de concertation et de planification en vrai partenariat et partage de savoirs avec les collectivités territoriales. La culture des antagonismes collectivités-opérateurs fondée sur l’objectif d’avoir des collectivités malléables, pourvoyeuses de subventions, est une attitude de courte vue qui ne peut qu’encourager les collectivités à se camper dans des positions négatives «anti-antennes ».

L’intégration des collectivités dans le processus de gestion des licences permettrait au métier d’opérateur d’atteindre de meilleures performances, grâce à des partages d’informations, à des exercices de planification géographique concertée et à des objectifs conjoints de cybersécurité territoriale.

De surcroit, l’ARCEP, croyant répondre à la demande de l’Exécutif de faire de l’aménagement du territoire, multiplie dans les contrats de licences, les obligations quantitatives de couverture : tant de villes couvertes en 5G à tel horizon, tant de proportions de sites avec tel débit minimum à telle date et telle autre proportion à telle autre date. Mais cette approche paramétrique, globale et autoritaire, révèle une triple ignorance.

En premier lieu, cette approche paramétrique des couvertures mobiles dénie la science de la représentation de l’espace que sont les cartes et les SIG, systèmes d’information géographique. C’est un peu comme si la maîtrise d’ouvrage d’un bâtiment ne se faisait qu’en paramétrant le nombre de fenêtres ou d’escaliers. 

En second lieu, cette approche paramétrique est un déni de la physique des propagations hertziennes et de la réalité multi-factorielle des surfaces de couverture. Si la présence d’un pylône est une condition nécessaire de couverture d’une zone, ce n’est pas un marqueur suffisant pour décrire la réalité des géographies couvertes.

Cette approche paramétrique est enfin un déni de précision dès lors qu’elle repose sur des critères aussi évasifs que « un quart de sites devront être en zones rurales ou en territoires d’industrie ». C’est avec le subterfuge de tels flous dans les obligations de couverture mobile que les opérateurs se sont depuis 30 ans protégés pour n’investir que là où était leur intérêt financier.

L’aménagement numérique du territoire en 5G demande d’aller très au-delà d’un tel paramétrage quantitatif. Les licences 5G doivent assurer la création d’une intelligence collective partagée entre l’État, les collectivités territoriales, les opérateurs et les utilisateurs. Sans une approche holistique de l’aménagement numérique du territoire et sans un changement de méthode dans la gestion des fréquences attribuées à la 5G, la nouvelle génération de téléphonie mobile continuera de laisser en jachère numérique une partie du territoire national et de ses habitants.

Par ailleurs, l’aménagement numérique du territoire en 5G demande que les zones rurales puissent bénéficier d’expérimentations sur les futurs services qui leurs seront adaptés. Pour illustration, les liens entre la 5G et l’automobile connectée sont présentés comme un progrès majeur. Dans sa lettre de décembre 2019, l’ARCEP écrit que le plus gros consommateur de la 5G appliquée aux objets connectés sera le secteur automobile. Le taux de véhicules équipés en 5G sera de 15% en 2020, 74% en 2023 et 94% en 2028. Cela veut dire que si un effort drastique d’équipement en connectivité 5G des zones rurales n’est pas fait, une majorité des voitures ne pourront pas y disposer de toutes leurs fonctions. Or la voiture y est importante dans la vie quotidienne faute d’autres moyens de mobilité. 

De même la 5G est présentée comme utile pour le secteur de l’agriculture, pour les écoles intelligentes, pour le traçage des animaux, pour la télémédecine, etc. Pour cela, un volontarisme explicite des pouvoirs publics est nécessaire et la simple procédure de financement passif d’appels à projet, comme actuellement engagée, est inadaptée.

Ajoutons pour terminer, qu’une politique structurelle d’aménagement du territoire pour l’implantation de la 5G est subordonnée aux trois sujets stratégiques qui suivent.

Le premier sujet est l’usage et l’affectation des recettes publiques obtenue par l’État lors de la cession des droits d’accès aux fréquences hertziennes utilisées par la 5G. Il serait vertueux que cette ressource soit consacrée au financement des infrastructures dans les zones rurales. Mentionnons pour fixer les ordres de grandeur que les enchères publiques pour la 5G en Allemagne viennent de rapporter 6,5 milliards d’euros et le montant des subventions publiques attribuées en fibre optique au Plan France Très haut Débit est du même montant.

Le second sujet est celui de l’impératif d’une sécurisation de la souveraineté territoriale. La 5G constitue explicitement pour la Chine un vecteur de domination mondiale. Un aménagement numérique territorial souverain exige de maîtriser le choix des opérateurs vis-à-vis de leur fournisseur d’équipement car, en télécommunications modernes, ce sont les équipementiers qui contrôlent le fonctionnement interne de l’intelligence des réseaux. Remarquons que si les USA, le Japon ou l’Australie ont la maturité d’interdire la présence d’équipements du chinois Huawey, les opérateurs en France et en Allemagne revendiquent naïvement la liberté de choix de leur équipementier en méprisant cet impératif « seulement géopolitique qui dépasse les opérateurs », comme le dit le président d’Orange dans son entretien au Figaro du 29-12-2019.

Le troisième sujet est celui de l’opportunité d’abandonner les licences nationales au profit de licences locales, de telle sorte qu’il y ait une coïncidence entre la responsabilité politique locale et le territoire concerné, la région étant l’échelon géographique le plus adéquat.

L’aménagement numérique du territoire n’a rien à attendre d’une stratégie du berger et de son chien reposant sur les coups de bâton du régulateur. Face aux complexités, innovations et contraintes multiformes, y compris de sécurité et de souveraineté territoriale, la régulation de la 5G doit changer de paradigme. Une nouvelle régulation est à promouvoir en privilégiant une stratégie du jardinage valorisant le génie propre de chaque plante, dont en particulier les collectivités territoriales. Aménagement du territoire et 5G ne seront compatibles que dans le rééquilibrage des savoirs et des outils de planification et de sécurité au profit des 5 parties prenantes en communications électroniques que sont, par ordre de priorité, les utilisateurs, les Régions, l’État, les opérateurs d’infrastructures et les équipementiers.

Face aux impératifs de l’innovation et aux inefficacités passées en matière de couverture, la régulation de la 5G doit relever d’une politique structurelle nouvelle. Elle ne peut en rester à de la gestion de textes de licences qui, en l’état actuel et malgré l’introduction illusoire d’une approche paramétrique, n’est que de l’organisation de moyens. Pire, l’attribution de licences en cours alimente directement le budget général de l’État sans lisibilité pour l’aménagement numérique du territoire.

Il est encore temps de faire en France autour de la 5G une conférence nationale pour créer l’organisation disruptive dont le pays a tant besoin pour piloter la géographie de ses accès mobiles au numérique, notamment dans les territoires à faible densité.