La connectivité numérique fixe et mobile est devenue une composante incontournable de l’aménagement du territoire. Mais en France la répartition géographique et la sécurité des accès aux réseaux numériques ne sont pas des critères stratégiques. Ainsi, en 2019, de nombreux territoires du pays sont encore mal ou pas du tout couverts en accès mobiles (3G ou 4G), soit 35 ans après l’ouverture commerciale en Europe des premiers réseaux GSM, Global System for Mobile Communications. Plus grave, les pouvoirs publics ne disent rien sur l’obsolescence avancée du réseau fixe en fils de cuivre géré par Orange et dont dépend encore une partie importante de la population pour le téléphone ou internet par l’ADSL.
Aujourd’hui la fibre optique est la technique qui s’impose pour remplacer le fil de cuivre. Or il n’y a pas de plan de couverture en fibre optique à 100% du pays pour les accès fixes. De surcroît, les créations de nouvelles lignes en fibre optique se font massivement dans les campagnes en fils aériens. Il s’agit d’une mise en œuvre qui rend très vulnérable le réseau et aléatoire la continuité de service en cas d’intempérie ou de chute d’arbre. Cette solution de ligne aérienne au lieu et place de ligne enterrée relève d’une intention de moindre cout au détriment de la pérennité du réseau.
Dans le contexte général d’une longue désaffection pour les questions d’aménagement du territoire, l’État n’intervient que par plans de rattrapage demandés aux opérateurs privés. C’est ainsi que la planification géographique des couvertures relève principalement de décisions internes à ces opérateurs qui investissent prioritairement dans les villes, critère de rentabilité oblige. Si l’État sait les déficits de couverture, il n’est pas organisé pour exercer pleinement la nécessaire mission de maîtrise d’ouvrage publique afin de doter tout le territoire en accès fixes et mobiles.
De leur côté, les collectivités territoriales sont mobilisées mais leurs compétences et moyens d’intervention sont parcellaires. Leur engagement est grand mais leur latitude stratégique est limitée faute d’autonomie vis-à-vis des intérêts et pouvoirs des opérateurs.
A l’heure de la prise de conscience de l’ampleur des discriminations territoriales en France, il va de soi que la maîtrise d’ouvrage du maillage numérique fixe et mobile de tout le territoire ne peut être que publique.
Mais quelle stratification publique est en capacité d’inventer et de déployer cette fonction de maitrise d’ouvrage s’étendant aux territoires délaissés par les opérateurs nationaux ? C’est une fonction qui doit reposer sur :
- l’appropriation et l’anticipation de l’ensemble de la demande multiforme des utilisateurs finaux des zones rurales, particuliers et professionnels, résidents et personnes de passage, entreprises et acteurs publics, ainsi que, de plus en plus, machines, véhicules ou objets connectés ;
- la capacité à élaborer des stratégies solides et de long terme de comblement des trous de couverture, ce qui implique la connaissance fine et actualisée des réalisations des opérateurs privés, tant en termes de points d’accès que de coût et de qualité de service ;
- la maîtrise des jeux complexes de sous-traitances, de délégations de responsabilité voire dorénavant de spéculations financières sur les réseaux installés.
Cette maîtrise d’ouvrage doit s’exercer avec une logique partenariale car en économie des télécommunications les coopérations entre acteurs sont la règle. Un réseau d’accès n’est qu’un maillon local (depuis un point géographique) et partiel (avec un abonnement à un opérateur). Il assure une mission de « demi-liaison » vis-à-vis d’un grand système mondial qui repose, par le biais de normes universelles (comme l’IP ou Internet Protocol) sur des interconnexions généralisées entre opérateurs. Dit autrement, organiser l’accès au numérique d’un territoire revient à assurer une circulation ouverte de l’information, au plan géographique (au sein du territoire et avec l’extérieur) comme au plan des acteurs (entre abonnés du même opérateur comme d’opérateurs différents).
Cette maîtrise d’ouvrage publique ne peut que reposer sur des niveaux élevés d’information et de larges spectres d’expertise afin d’être au fait des techniques, des stratégies, des jeux d’acteurs et des politiques publiques de l’ensemble du secteur des communications électroniques. Ces exigences sont renforcées par le fait que le métier d’opérateur de réseaux d’accès accumule de vraies invisibilités, contrairement à des domaines concrets d’aménagement du territoire comme les trains ou les routes. De même, cette fonction doit savoir se confronter à la cybersécurité, à la protection des données personnelles, à la dépendance accrue à l’électricité, à la défense de la souveraineté territoriale. En illustration, l’équipementier chinois Huawei est déjà fortement présent en France dans les infrastructures de réseau, notamment en zones rurales, stratégie de bas couts oblige. Or Huawei est un pion stratégique de domination du monde par la Chine, notamment par le biais de la future 5G.
En d’autres termes, cette maîtrise d’ouvrage doit disposer de ressources humaines, d’informations et de moyens d’étude en quantité suffisantes pour être en capacité de comprendre ce domaine complexe du numérique, aux cultures encore mal partagées et aux novations rapides. Elle doit reposer sur une intelligence stratégique autonome vis à vis des opérateurs, de leurs outils techniques et de leurs puissantes forces de lobbying.
Il s’agit de construire une vision longue des multiples facettes des besoins en dépassant le simple empilage de projets techniques. En particulier, il est essentiel d’englober l’ensemble des services des connectivités fixes et mobiles qui sont complémentaires et non substituables entre elles alors qu’elles relèvent de techniques et de logistiques fort différentes.
L’engagement de nombreux départements et communes est courageux et volontaire mais ne concerne que des domaines parcellaires et éloignés du cœur de l’économie de service du numérique. En effet ces initiatives à cette échelle géographique concernent essentiellement les accès fixes, principalement en fibre optique et accessoirement en solutions hertziennes alternatives. Le résultat est la mise en œuvre d’un empilage de réseaux aux statuts juridiques hétérogènes et de surcroit construits, exploités ou commercialisés au travers de jeux d’acteurs instables et d’une multiplication de sous-traitances volatiles.
La fonction de maîtrise d’ouvrage publique est à l’évidence une obligation nouvelle et complexe exigeant une taille suffisante que seul un échelon régional est à même de présenter sans exclure la nécessaire implication des sachants locaux que sont les départements et les communes.
Seul un puissant centre de compétences développé au niveau régional peut assurer :
- l’évaluation en continu de la demande et des besoins des zones peu denses, notamment en raison des nouvelles organisations numérisées des services au public ;
- l’organisation des financements de ces zones non rentables ;
- le contrôle des surcouts et des débits réels pour les utilisateurs de ces zones ;
- la définition de vrais critères de couverture géographique à intégrer dans les attributions de subventionnements publics et d’accès aux fréquences hertziennes ;
- le suivi en Europe des politiques communautaires et des stratégies publiques contre les jachères numériques ;
- la conduite d’études sur de nouvelles techniques et formes d’exploitation des boucles locales en milieu rural ;
- l’évaluation des conséquences sur la multiplication des pylônes induite par la technique 5G dont la distance de propagation des ondes est plus courte que celles des 3G et 4G précédentes,
- la mise en place des actions assurant la sécurité, la continuité de service et la souveraineté territoriale.
La fonction de maîtrise d’ouvrage publique régionale est d’autant plus urgente qu’il n’existe plus, depuis la disparition du service public qu’était France Telecom, une supervision fine et globale des couvertures, de l’offre, de la qualité comme de la continuité du service. Il en va de l’intervention rapide en cas d’aléas et de pannes sur un système aux interférences multiformes entre acteurs, matériels et logiciels. Il en va de la sécurité des citoyens.
La décision de mettre en place une telle maîtrise d’ouvrage publique est une responsabilité politique dont les régions doivent s’emparer.