Le télétravail a le vent en poupe au triple prétexte qu’il permet la distanciation sociale recherchée pour diminuer les contaminations, qu’il protège l’environnement en évitant les transports et qu’il allège les charges financières de gestion immobilière des entreprises.
Face à cette promotion du télétravail, à quoi joue l’État ?
Les premières formes de télé-activité ont émergé au cours des années 90, pour ensuite croitre dans le contexte global du développement d’internet. Les télé-activités ont généré la création de centres de services assurant à distance des activités tertiaires, comme du « back office », des appels téléphoniques ou du télétraitement informatique. Ces activités sont pratiquées dans des centres regroupant des batteries de télétravailleurs et ont contribué à la délocalisation internationale d’emplois vers des pays à bas coûts. Elles ont également été vues comme l’opportunité de créer de l’emploi en zone rurale.
La croissance du travail à distance résulte technologiquement de six évolutions concomitantes.
La première est celle de l’informatisation croissante des activités tertiaires.
La seconde est celle du développement de la téléinformatique permise par les réseaux de transmissions de données et leurs traitements à distance.
La troisième est l’intégration d’outils numériques de communication audio ou vidéo et de partage de documents dans les terminaux nomades personnels.
La quatrième est liée à la mobilité permise par les réseaux de télécommunications mobiles, 3G puis 4G.
La cinquième est l’individualisation des organisations numériques qui permet de délocaliser du travail à domicile.
Enfin la croissance du volume des télé-activités est liée à l’augmentation des emplois au sein même du secteur numérique et de ses nouveaux acteurs comme les GAFAM, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
La France est globalement en retard en matière de télé-activités, notamment vis-à-vis des pratiques en Amérique et en Europe du nord. Ce retard est imputable à la moindre numérisation des entreprises et des administrations hexagonales ainsi qu’au modeste développement du secteur même du numérique. Ce retard perdure depuis les années 90. Par exemple, à cette époque, British Telecom avait identifié ces nouvelles formes de travail et offrait des services dédiés aux activités de « telecommuting ». De telles approches commerciales étaient totalement incongrues pour France Telecom.
Si la croissance des télé-activités est une tendance générale de l’organisation du travail tertiaire, la présente surmédiatisation du télétravail ne braque les projecteurs que sur un de ses aspects : le « télétravail à domicile ». C’est uniquement sur ce dernier que l’analyse ci-après se concentrera.
Pour éclairer l’emballement médiatique auquel nous assistons en ce moment sur le « télétravail à domicile » je propose cinq vérités de bon sens.
1) Un premier constat est que si le télétravail peut viser diverses formes d’activités tertiaires, il ne concerne qu’une partie limitée du monde du travail. Les activités du boulanger, du plombier, de l’agriculteur, du médecin, du coiffeur, du restaurateur, du libraire, de l’enseignant, du salarié du BTP ou du producteur de vélo (à simple titre d’exemple de bien d’équipement) ne peuvent relever du télétravail. Ainsi, le recours à tout va au télétravail dénote de conceptions simplificatrices, naïves et clivantes du monde du travail. Écrire que 20% des salariés français ou 30% des franciliens sont en télétravail à l’occasion du confinement fait partie de ces quantifications sans fondement qui prolifèrent actuellement.
2) Une seconde vérité, tout aussi de pur bon sens, est qu’il n’y a pas de télétravail à la maison sans bonne connectivité domestique à internet offrant des bandes passantes suffisantes et stables dans le temps. Une telle obligation physique élémentaire exclut, de fait, le recours au télétravail pour tous les citoyens des territoires en jachère numérique. Dit autrement l’exigence de recourir au télétravail montre un profond mépris pour tous les citoyens qui vivent loin des grandes villes et subissent déjà des fractures numériques territoriales.
Relevons qu’en plus de cette nécessité logistique primordiale de la connectivité numérique, le télétravail présente d’autres exigences matérielles, au plan notamment des équipements terminaux, de l’organisation des locaux et de la cybersécurité.
3) Une troisième vérité est que le télétravail demande de prendre en compte la qualité de vie du télétravailleur lui-même, tant pour son équilibre personnel que pour la productivité même de son travail. Quelle que soit l’ergonomie des outils de production et de communication numérique, concentrer toute l’énergie d’un travail à temps plein dans une relation solitaire homme-machine est humainement et socialement inacceptable.
Le mythe du télétravailleur à domicile heureux, agile et productif puisque pouvant s’organiser librement et s’affranchir des contraintes humaines et matérielles de la vie collective n’est qu’une utopie simpliste. Enfin le travail à domicile interfère directement avec les environnements familiaux.
La faisabilité de déport d’un poste de travail des locaux d’une entreprise à celui du domicile d’un salarié n’est pas du tout la même selon que le salarié peut s’organiser dans un vaste logement confortable et bien équipé en fibre optique ou qu’il ne dispose que d’un logement exigu, sans bonne connectivité numérique et abritant toute une famille.
Le télétravail à domicile soulève les questions de séparation entre vie personnelle et vie professionnelle et de protection de la vie privée. Il s’agit de sujets d’autant plus sensibles que, par l’entremise de logiciels et outils numériques de surveillance, se développent des pratiques intrusives pour contrôler, voire espionner, de multiples facettes des activités du télétravailleur, comme ses horaires, ses contacts ou ses connexions.
4) Une quatrième vérité est qu’une communauté de travail vit, se nourrit et est créative et performante au travers d’ensembles complexes et ouverts d’interactions humaines directes. Seul le face à face physique entre les hommes et le tissage de liens directs peuvent assurer une productivité collective, mobiliser les multiples formes d’intelligence, de réactivité et d’expérience de chacun et permettre l’auto-formation continue.
Relevons qu’à contrario de l’idéalisation du télétravail solitaire à domicile, le succès des espaces de travail partagé pour les TPE montre l’importance des besoins de socialisation et de mutualisation matérielle.
L’homme au travail est un animal social qui vit d’interactions directes avec les autres, rationnelles comme émotionnelles, prévues comme imprévues. La vie au travail s’organise au sein de multiples écosystèmes matériels et se nourrit et génère d’innombrables interférences avec les sphères personnelles et sociales de chacun.
Une organisation d’entreprise sans interactions humaines directes et à forte dose d’externalisation ne saurait être un modèle entrepreneurial et social performant et humainement acceptable.
5) Une cinquième vérité est que l’engouement du télétravail, notamment aux USA, relève d’une double logique d’externalisation du travail et de fragmentation de la société, une « ubérisation » du travail lui-même en quelque sorte. Le télétravail est facteur d’optimisation financière en permettant la suppression des charges immobilières de surfaces de bureau et de coûts logistiques annexes, comme la cantine, l’électricité, le chauffage, l’entretien ou les frais de déplacement. Un second bénéfice pour l’employeur est de casser la vie sociale et communautaire autour du lieu de travail et de freiner les potentialités syndicales. Le télétravail est à voir comme une étape vers une virtualisation des contrats de travail et leur externalisation au profit de contrats de sous-traitance.
Dans un tel contexte d’engouement pour le télétravail à domicile, notamment en cette période de lutte contre la pandémie, que devrait faire l’État ?
En partant de l’idée que trois missions fondamentales de l’État devraient être d’offrir des services essentiels aux citoyens, de réguler les jeux d’acteurs autour du progrès technique et d’éduquer les citoyens, voici quelques propositions au regard du développement du télétravail à domicile.
Comme offreur de services essentiels aux citoyens, l’obligation centrale de l’État en matière de télétravail est évidemment d’agir pour que la connectivité numérique soit une réalité en tout point du territoire, notamment en zone rurale. Un tel plan d’urgence visant à couvrir 100% du territoire en fibre optique fixe et en 4G mobile aurait d’autant plus de sens politique que l’État vient d’encaisser 2,8 milliards d’euros de la vente des fréquences 5G ! Je n’en dirai pas plus sur le contenu de cette ardente obligation logistique de l’État puisque c’est l’objet central de ce blog.
Comme régulateur du progrès technologique, l’État devrait avoir une connaissance approfondie du domaine de télétravail. Il est urgent qu’il pilote des études et des expérimentations pour décrypter toutes les facettes de cette nouvelle forme d’organisation du travail, pour comprendre les dérives humaines et sociales et les pratiques abusives et pour en révéler les limites, tant pour l’entreprise que pour le travailleur.
Comme régulateur, l’État devrait se mobiliser pour adapter aux réalités des télé-activités le droit du travail et les processus de concertation entre partenaires sociaux. L’État doit aussi garantir les libertés et la sécurité individuelle du télétravailleur.
En effet le télétravail à domicile pose de sérieuses questions de cyber sécurité, tant vis-à-vis de l’entreprise que du salarié lui-même. Par exemple, le télétravail multiplie et diversifie les formes de connexions et fragilise la sécurité des réseaux des entreprises. De même l’emploi de plateformes externes de messagerie instantanée ou de vidéoconférence n’est pas sans danger en matière de risque d’intrusion, de diffusion de virus ou de captation des données personnelles. Par exemple, une solution de vidéoconférence sino-américaine comme Zoom, aux multiples défaillances passées, est proscrite par de nombreuses organisations.
Si la CNIL se sent concernée par le télétravail, ses propos sur la protection de la vie privée du télétravailleur restent à ce jour très en deçà des enjeux et des risques réels.
Un État éducateur devrait s’abstenir, notamment à propos de sa stratégie de lutte contre la pandémie, de lancer des obligations ou recommandations fondées sur des concepts de télétravail sans consistance précise, à portée très partielle ou incontrôlable. Dire, comme l’Exécutif, que le « télétravail est une obligation 5 jours sur 5 pour tous ceux qui peuvent effectuer leur tâche à distance », que « le télétravail n’est pas une option mais une obligation » ou que « le télétravail est absolument indispensable » relève d’une conception politique verticale, technocratique et infantilisante et d’une pratique de gouvernance publique plus proche de la représentation théâtrale que du pilotage opérationnel de services aux citoyens. Qui peut raisonnablement imaginer qu’une « obligation de télétravail à 100% » soit contrôlable par un inspecteur du travail visitant une entreprise ?
Un État éducateur devrait plutôt dénoncer le non-sens humain, économique et social de trop de télétravail à domicile ainsi que les risques associés d’une externalisation rampante.
Toujours comme éducateur, l’État devrait avoir une stratégie forte de sensibilisation à la cybersécurité en raison des risques qui sont engendrés par les télé-activités de grande diffusion et qui mettent la France en danger.
Pour conclure, le télétravail à domicile, bien organisé en fonction des contraintes personnelles et collectives et de la cybersécurité est un outil utile pour animer la vie économique et sociale du monde rural. Mais bien évidemment, on ne le dira jamais assez, une condition préalable incontournable reste que les connectivités numériques, fixes comme mobiles, soient assurées sur 100% du territoire.