En 2020, la pandémie a eu le grand mérite de révéler l’importance et la profondeur des fractures numériques territoriales induites par les insuffisances de couverture des réseaux, fixes comme mobiles. Cette prise de conscience des discriminations ainsi créées par le numérique entre les citoyens des villes et ceux des zones peu denses est à voir comme une première opportunité pour changer de paradigme dans la gouvernance publique de l’aménagement numérique du territoire.
Commencé début 2019, ce blog alerte sur la profondeur et l’ampleur des causes structurelles qui pénalisent en France nos campagnes depuis que le secteur des télécommunications a été libéralisé au cours des années 90.
Tous les articles y décryptent en toute indépendance les raisons de la nécessité de changer la méthode de pilotage de la logistique numérique dans le pays, notamment de la part de l’État. Il faut rompre avec les pratiques en vigueur de décision de la géographique des réseaux qui sont sous l’emprise dominante des intérêts particuliers des opérateurs privés et qui, ainsi, échappent en grande partie au secteur public, notamment aux régions et aux collectivités locales.
En ce début 2021, le changement des mentalités n’est encore pas en chantier. La logistique des réseaux, la planification des couvertures et la conception d’une offre adaptée aux besoins concrets et vitaux de toute la population, quelle que soit son implantation géographique, ne sont toujours pas à l’ordre du jour de l’agenda numérique de l’actuel gouvernement.
Ces dernières années, l’Exécutif n’a fait que reconduire les modes de gouvernance publique du numérique de ses prédécesseurs. Il a cru agir mais il n’est resté qu’à des effets oratoires (comme avec le « New Deal » en mobile) et à des louanges du dogme de l’innovation (selon le rêve de « Start-up Nation »). Son discours d’autosatisfaction ne repose que sur des quantifications non représentatives des taux réels de couverture géographique, comme des pourcentages de population couverte ou des nombres de pylônes installés. Par ailleurs la réalité des délais de mise en œuvre est escamotée.
Voici deux illustrations de pratiques actuelles sans efficacité de l’État qui sont, vis-à-vis des méthodes d’aménagement numérique du territoire, tout à la fois centralisées mais éclatées en de multiples structures et sans aucune déclinaison organisationnelle.
La première illustration, directement liée à la pandémie, est fournie par le plan de relance économique de 100 milliards d’euros du début de l’automne 2020. L’Exécutif y a fléché plus de 7 milliards d’euros sur 2 ans pour le numérique mais l’urgence de corriger les déficiences graves et persistantes dans l’aménagement du territoire n’y est pas évoquée. En effet ces 7 milliards comprennent :
- 3,7 milliards pour « faire grossir les start-up françaises pour qu’elles deviennent des leaders européens voire mondiaux dans leurs domaines », en investissant dans « des jeunes pousses et des technologies d’avenir » comme « nouvelle marque envers la French Tech » ;
- 2,3 milliards pour financer la transformation numérique de l’État et des PME ;
- 0,5 milliards pour la fibre optique et la lutte contre l’illectronisme ;
- 0,3 milliards pour la formation aux métiers du numérique ;
- et quelques autres montants indirects correspondant à des mesures numériques intégrées dans d’autres plans sectoriels.
Le jeune Secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques se contente seulement d’y glorifier « qu’après l’environnement, le numérique est l’un des piliers essentiels de la relance. L’habitude était de faire des plans sur cinq ans. Là, il est mis 7 milliards d’euros rien que sur 2 ans » et d’ajouter « que la priorité est de renforcer les start-up après un confinement qui a encore augmenté la toute-puissance des GAFA ».
Si ce plan de relance évoque la fibre optique, ce n’est que de manière très modeste au plan financier et sans considération ni temporelle ni organisationnelle.
A l’image de ce qui se passe dans d’autres secteurs, ce plan de relance confirme au grand jour que les réalités de la logistique et du concret des services aux citoyens, à savoir ici en numérique l’accessibilité aux réseaux physiques, sont sous-estimées dans les stratégies politiques nationales.
La seconde illustration est fournie par la 5G. En novembre 2020, le Président de l’ARCEP, le « gendarme des réseaux numériques », termine son mandat de 5 ans en bouclant le dossier de l’attribution de fréquences hertziennes. Là encore les pouvoirs publics se contentent de suivre un schéma de négociation État-Opérateurs parisien, fermé et parcellaire, dans la continuité des pratiques précédentes en téléphonie mobile. J’ai eu l’occasion de les décrypter dans les articles 17 (https://jacherenumerique.com/?p=195), 18 (https://jacherenumerique.com/?p=199) et 22 (https://jacherenumerique.com/?p=227) du présent blog. Les considérations d’aménagement du territoire n’y sont qu’effleurées et, plus grave, les régions et les collectivités territoriales, comme l’expression explicite des besoins des utilisateurs finaux, sont exclues du processus.
Ces deux illustrations confirment l’émiettement de la prise de décision gouvernementale concernant le numérique. La 5G, qui est censée irriguer des pans entiers de l’économie, n’est même pas évoquée dans le plan de relance alors que quelques semaines plus tard le long processus de l’attribution de ses fréquences arrive à son terme.
A contrario de la France, le plan de relance de l’Allemagne consacre 7 milliards d’Euros à la 5G.
Dans ce contexte décisionnel qui ignore les besoins essentiels des citoyens, l’arrivée de la 5G provoque une situation de crispation croissante. La réunion de l’archaïsme de la gestion publique des couvertures de téléphonie mobile, de la complexité d’un domaine en mutation rapide et de l’opacité des intérêts réels des opérateurs a facilité la consolidation de mouvements de contestations exogènes au secteur même du numérique, contestations qui se nourrissent :
- de tactiques d’opposition politique ;
- de pratiques militantes exploitant l’ignorance et la peur d’effets négatifs de la 5G sur la santé, l’environnement et les consommations d’énergie ;
- de simplisme et d’opacité, voire de mensonge, des premières offres commerciales de terminaux et abonnements 5G.
Alors que l’Europe s’engage officiellement dans la recherche sur la 6G, avec comme animateurs Ericsson et Nokia et comme horizon 2030, la question n’est pas l’interdiction de la 5G en France mais le pilotage de son déploiement au profit des citoyens grâce à l’impulsion et le contrôle de l’autorité publique.
Cette autorité publique ne pourra se déployer que par une stratégie de rassemblement fondée sur des objectifs explicites de planification de la géographie des accès. De surcroît cette autorité publique devra être en capacité de piloter les opérateurs et de leur imposer une méthode de déploiement qui soit au service de la population et non pas dictée par leurs propres intérêts économiques, comme actuellement. Il s’agira pour l’État d’avoir une culture et des informations indépendantes sur la réalité des couvertures existantes et d’être, pour le futur, un authentique maître d’ouvrage public n’hésitant pas à déléguer aux collectivités territoriales des compétences de priorisation.
La pandémie, révélatrice de l’obsolescence du mode de gouvernance publique du numérique, constitue une première opportunité de rupture de la méthode d’aménagement du territoire. L’implantation de la 5G, par ses novations, en est une seconde.
Enfin en ce mois de janvier 2021, une troisième opportunité de rupture pour le pilotage de l’aménagement numérique du territoire se fait jour avec la nomination d’une nouvelle Présidente à l’ARCEP, Madame Laure de LA RAUDIÈRE.
Cette nomination rompt avec la tradition technocratique, perpétuée de 1997 à 2015, de n’avoir que des Présidents de l’ARCEP issus du Conseil d’État. La nouvelle Présidente est une politique élue d’un territoire à faible densité, l’Eure et Loir.
Enfin et surtout, Madame de LA RAUDIÈRE a une vraie expertise personnelle du secteur numérique. Normalienne, elle est aussi ingénieur, diplômée de Télécom Paris et a travaillé 15 ans chez un opérateur.
Avec une pandémie révélatrice, un chantier de la 5G à sortir de l’incompréhension et un changement notable à la tête de l’ARCEP, trois fenêtres d’opportunité s’ouvrent en France en ce début de 2021 pour que l’aménagement numérique du territoire change enfin de paradigme.