L’actuelle régulation des réseaux de communication électronique repose sur des principes directeurs d’inspiration européenne qui datent des années 90. L’objectif était de mettre en place une « dérégulation » sectorielle fondée sur la suppression des situations monopolistiques des opérateurs publics, comme France Télécom. Il s’agissait de multiplier le nombre d’opérateurs et d’organiser la concurrence entre eux.
Malheureusement cette régulation n’a pas intégré, comme une finalité explicite, un aménagement du territoire à même de traiter l’hétérogénéité géographique de la France et ses grandes diversités économiques et sociales. C’est ainsi qu’en 2021, malgré la succession durant ces 30 dernières années, de plans de rattrapage, de financements de l’État et d’investissements des collectivités locales, d’importantes déficiences de couverture en fixe et en mobile persistent. De nombreux territoires sont en jachère numérique, des populations sont marginalisées et le pays est dans une insécurité géographique numérique.
Cette régulation s’est développée sur fond d’affaiblissement des structures de l’État, a laissé s’éroder la notion de service universel et est devenue une régulation privée de fait des couvertures territoriales.
Pour casser cette tendance, la question de la renaissance de l’intérêt général dans la régulation des infrastructures de communication électronique doit être traitée d’urgence.
En matière de réseaux numériques, le concept républicain de l’intérêt général est à placer dans le contexte d’une évolution irrépressible du métier d’opérateur de télécommunications marquée par la triple pression :
- de mutations technologiques rapides, qu’il s’agisse des réseaux filaires, avec l’obsolescence des réseaux en cuivre à remplacer au plus tôt par la fibre optique, ou des réseaux cellulaires mobiles, avec la succession des générations de standard, de la 2G à la nouvelle 5G ;
- d’une économie du numérique elle-même évolutive sous la dominance des GAFAM nord-américaines, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, et sous l’emprise de leurs puissants écosystèmes privés, à la fois agiles et opaques ;
- des enjeux mondiaux de géostratégie et de sécurité, notamment marqués par l’intrusion cette dernière décennie de la Chine au travers de ses équipementiers de réseaux.
Dans ce contexte général, le métier d’opérateur de « boucle locale » (aussi appelée « dernier kilomètre » ou « réseau d’accès de l’usager de grande diffusion ») évolue en raison de :
- la virtualisation de son ingénierie interne induite par l’usage de logiciels et d’algorithmes numériques. Par exemple la 5G repose sur le pilotage en temps réel des couvertures géographiques et des écoulements de trafic par de nouveaux outils de gestion des antennes et des flux ;
- l’émiettement des responsabilités généré par l’augmentation du nombre d’intervenants publics ou privés dans l’investissement et l’exploitation des réseaux. Cette augmentation est due au recours croissant à la sous-traitance et aux partages fonctionnels entre opérateurs dans l’usage des composantes physiques des réseaux. Ces partages, qui découlent de la dérégulation des années 90, ont été mis en œuvre à grande échelle avec le déploiement de l’ADSL sur les réseaux fixes en cuivre. Ces partages ont débouché, en fixe comme en mobile, sur un millefeuille organisationnel ;
- la spéculation au travers de cessions entre acteurs d’éléments de réseaux filaires fixes (par exemple des réseaux de fibre optique) comme de réseaux hertziens mobiles (par exemple des sites ou pylônes). Ces cessions d’actif sont préméditées par des cantonnements préalables au sein d’entités juridiques spécifiques ;
- l’absence de vision globale des investisseurs publics sur l’offre de service rendu à l’utilisateur final. A cela s’ajoute l’absence de contrôle qui devrait être exercé dans la durée sur l’exploitation de ces éléments de réseaux mis en place sur fonds publics au nom de l’intérêt général ;
- l’asymétrie spectaculaire entre opérateurs privés et pouvoirs publics sur la connaissance du fonctionnement complet de la chaîne de valeurs du secteur, tant sur les données exactes en matière d’investissement que sur la réalité de l’offre de services et de l’exploitation des réseaux ;
- l’illusion d’une pertinence des critères usuels de couverture géographique seulement fondés sur la notion de « population couverte ». Ces critères ne prennent pas en compte la dissociation qui existe entre le lieu de domiciliation juridique de l’abonné et la réalité de ses lieux de consommation engendrée par ses diverses formes de mobilité ;
- le poids du caractère exponentiel des nouvelles exigences fondées sur le critère constitutionnel du principe de précaution et touchant l’environnement, la santé et la consommation d’énergie ;
- le basculement des centres d’intérêt stratégiques des opérateurs vers l’immatériel, c’est-à-dire vers les contenus, les services et les informations sur les clients. Les réseaux physiques eux-mêmes sont vus comme secondaires et sont seulement considérés comme des centres de coûts tout ou partie externalisables.
Engager la refondation de la régulation nationale des réseaux de communication électronique, pour prendre enfin en compte l’intérêt général, passe par trois axes essentiels.
Le premier axe du recentrage sur l’intérêt général est de faire de l’accès au numérique une responsabilité régalienne de l’État.
L’accès au numérique, conditionne toujours plus d’activités personnelles ou collectives des hommes, des entreprises et du secteur public. Il devrait aller de soi que son organisation et son contrôle relèvent de l’État au même titre que pour les grands domaines de la sécurité, de la justice, de la santé et de l’éducation.
Seule une fonction régalienne permettra de s’assurer que tout point du territoire dispose réellement d’accès fixes en fibre optique et mobiles en 4G. Répétons ici, une fois de plus, que :
- les accès filaires et mobiles sont complémentaires et non substituables ;
- la 5G n’est pas un substitut au déficit de déploiement de la fibre optique en zone dispersée ;
- la substitution intégrale par la fibre optique des vieux réseaux en cuivre de l’ADSL, fragiles et mal entretenus, devrait être achevée.
Cette fonction régalienne doit garantir la souveraineté des territoires sur leurs infrastructures numériques, sur la base notamment de la préférence industrielle européenne et de l’interdiction ferme d’équipements chinois. De même doivent être prévus et mis en place les moyens permettant la continuité de service de l’accès au numérique en cas de coupure du réseaux électrique 220V.
Le maintien d’un service téléphonique de base, est aussi un aspect de cette fonction régalienne. Comme explicité dans mon article 23 « sauvons le téléphone », le service téléphonique, si naturel et essentiel pour l’homme, est englouti dans les complexités d’usage, les virtualités et les fragilités des écosystèmes de l’internet.
Cette fonction régalienne d’offre de boucles locales fixes et mobiles de qualité ne saurait être assurée sans le relais des collectivités territoriales selon des règles explicites de subsidiarité. Dit autrement, un « gendarme des télécoms » à Paris sans relais local opérationnel ne peut ni exécuter les « feuilles de route » notifiées par l’Exécutif ni contrôler la pertinence des actions des opérateurs au regard de l’intérêt public.
La notion d’intérêt public doit à l’évidence être clarifiée pour être acceptée par tous les acteurs et tous les consommateurs du numérique. Par exemple, la notion d’intérêt général demanderait que des excès dans l’usage du numérique soient combattus pour :
- prévenir « l’infobésité », l’explosion des trafics et les usages égoïstes à forte consommation de capacités de réseaux. Cette action permettrait de se pencher sur les effets pervers des gratuités et des modes de tarification reposant sur des débits illimités qui ne peuvent qu’inciter à la surconsommation de trafic ;
- optimiser l’emploi des ressources rares que sont les fréquences hertziennes, et cela en orientant les usages à forte consommation de débits sur les connexions en fibre optique plutôt que sur les connexions mobiles ;
- encadrer strictement les fonctions de géopositionnement trop facilement porteuses d’emprises sur les libertés individuelles.
Enfin une fonction régalienne permettrait de traiter les risques d’exclusion créés par l’impossibilité, faute de réseaux requis, d’accéder sur certains territoires ou pour certaines populations à des services essentiels ou obligatoires, à l’image de ces situations où « l’exclusion numérique et l’exclusion bancaire s’auto-alimentent ».
Ces risques d’exclusion concernent les communications personnelles et les besoins des agriculteurs, des artisans, des TPE ou PME et des services publics locaux dans les zones géographiques complexes et à habitats dispersés. Pour ces utilisateurs, les services constituent des marchés asymétriques avec une demande entièrement dépendante des offres préconstruites de réseaux.
A contrario, sur les marchés et services professionnels à flux concentré et à rentabilité élevée, la question de la faisabilité géographique est un moindre frein. La relation entre offre et demande est plus symétrique et la construction des réseaux d’accès peut se planifier sur mesure et au travers de négociations de gré à gré entre opérateurs et utilisateurs.
Le second axe du recentrage sur l’intérêt général est d’innover au plan des méthodes de travail dans trois champs prioritaires :
- la mission des collectivités locales ;
- les données sur l’état des couvertures réelles ;
- le financement des réseaux en zone rurale.
L’implication des collectivités pour l’aménagement du territoire, afin de sortir du huis clos parisien actuel des négociations État-opérateurs, nécessite de créer explicitement des règles de subsidiarité afin de leur permettre d’avoir les moyens d’exercer pleinement leur rôle de maîtrise d’ouvrage locale.
Une telle subsidiarité doit en particulier fixer les rôles respectifs d’une part des instances régionales et d’autre part des départements et des municipalités. Dans un domaine aussi évolutif, complexe et peu transparent, la Région présente l’avantage d’avoir une taille critique suffisante pour avoir des compétences autonomes et créer un rapport de pouvoir vis-à-vis des opérateurs.
Un second champ d’innovation concerne la production des données de couverture réelle. Actuellement ces données ne sont produites que par les opérateurs. A quoi sert-il de demander des engagements de couverture aux opérateurs si eux seuls disposent des mesures et des preuves de la réalité ? A quoi sert-il de bâtir des cartes de couvertures si elles ne sont que théoriques et indicatives ? A quoi sert-il de communiquer sur des politiques fondées sur des critères de couverture aussi vagues que le « centre bourg couvert » ou aussi peu pertinent que le « nombres de pylônes en place » ? A quoi sert-il de parler de couvertures si elles ne sont qu’éphémères compte tenu d’une gestion adaptative des antennes et des flux de trafics, comme en 5G?
Pour ce progrès en matière de collecte de données indépendantes du critère de rentabilité qui anime les opérateurs, la contribution directe et active des collectivités est indispensable. Loin du terrain et sans l’implication des collectivités, il n’y aura pas de combat contre l’asymétrie et le flou d’information sur les couvertures, comme actuellement.
La recherche de transparence sur la réalité des couvertures demande aussi d’innover en utilisant le levier indirect du pouvoir commercial des clients sur les opérateurs et ce en créant sur ces questions de couverture de nouvelles formes d’engagement, de responsabilité, de confiance ou de code de bonne conduite de la part des opérateurs. Il s’agit en cela de s’inspirer des modes généraux de combat en économie numérique contre l’asymétrie usuelle d’information entre les entreprises privées et les pouvoirs publics.
Un autre domaine d’innovation dans la gouvernance des couvertures consiste à rendre possibles les audits et l’accès aux preuves et traces du passé que possèdent seuls les opérateurs en interne.
Enfin la connaissance des couvertures réelles doit faire l’objet de vraies campagnes de mesures, systématiques et totalement indépendantes des opérateurs, à l’image des mesures externes de puissance d’émission radioélectrique des antennes, faites par exemple aux fins d’évaluation sur la santé.
Le recentrage sur l’intérêt général demande enfin d’innover au plan financier pour :
- résoudre la question du financement des couvertures des zones à trafic réduit ou à cout élevé de déploiement des infrastructures. En effet l’explicitation des frontières entre territoire « rentable » et territoire « non rentable » mérite des efforts substantiels d’analyse avant tout subventionnement public ;
- créer éventuellement une fiscalité ou une taxation dédiée au financement de ces zones précitées ;
- renforcer les sanctions en cas de non-respect des engagements de couverture pris par un opérateur ;
- assurer la traçabilité et le devenir des subventions publiques accordées ;
- affecter à l’aménagement numérique du territoire les ressources financières procurées à l’État par les enchères sur les fréquences radioélectriques (qui ont dernièrement rapporté pour la 5G 2,7 milliards d’euros à la France et … 80 milliards de dollars aux USA).
Un troisième axe de recentrage sur l’intérêt général est de s’appuyer sur l’éducation, la recherche et l’expérimentation pour sortir des asymétries des connaissances, pour comprendre les mutations en cours et pour créer des contre-pouvoirs aux seuls intérêts privés des opérateurs.
Ces efforts pédagogiques vis-à-vis de l’aménagement numérique du territoire doivent intégrer la compréhension fine des stratégies et écosystèmes de deux acteurs internationaux particuliers que sont Google et la Chine.
Google, entreprise de la nébuleuse des GAFAM, exploite intensément l’information géographique dans sa stratégie d’entreprise pour rendre dépendants ses utilisateurs. Google multiplie la création de services fondés sur la cartographie, le géopositionnement et la mobilité, à l’image de l’application Waze dédiée au trafic routier ou de son intérêt pour la voiture autonome. A n’y prendre garde, ce sera un jour Google qui fera l’aménagement numérique du territoire de la France en abreuvant les collectivités de ses informations, outils et solutions sur les mobilités sur leur territoire.
La Chine utilise, quant à elle, le domaine essentiel et riche en informations sensibles des communications électroniques comme pion de pénétration et d’asservissement territorial. Elle utilise en particulier ses équipementiers Huawey et ZTE qui pratiquent des prix bas.
Ces efforts de développement de la culture, de recherche de la vérité et de pédagogie sur les évolutions du métier d’opérateur en zone à faible densité concernent les utilisateurs eux-mêmes qui seront tout à la fois demandeurs et bénéficiaires des stratégies d’intérêt général et donc des leviers de pouvoir vis-à-vis des opérateurs.
Les récentes contestations de la 5G issues de pratiques militantes exploitant l’ignorance et la peur d’effets négatifs sur la santé, l’environnement et les consommations d’énergie montrent l’urgence de tels efforts pédagogiques pour avoir des citoyens éduqués face aux complexités, invisibilités et opacités réelles du secteur.
Les collectivités territoriales doivent se donner les moyens d’accéder à une connaissance approfondie des subtilités de l’économie numérique pour être efficaces dans leurs responsabilités de maître d’ouvrage public par subsidiarité et ne pas se contenter du prisme de leur culture traditionnelle qu’est leur aptitude à agir dans le domaine des bâtiments et travaux publics.
S’appuyer sur l’intelligence des citoyens et de leurs élus est un moyen jusqu’à présent négligé pour casser la montée des défiances à l’égard du secteur des communications électroniques qui noircissent le métier d’opérateur de réseaux.
Dans la perspective de voir la géographie des réseaux électroniques être traitée comme une véritable mission publique régalienne et non pas être soumise à une régulation privée de fait, l’État lui-même doit organiser rapidement son gouvernement et l’administration pour hisser au niveau de l’intérêt général l’accès au numérique de tous les citoyens.