ARTICLE 8 : L’État est-il le pilote de l’aménagement numérique des zones rurales ?

Le Premier Ministre, Édouard Philippe, 4 représentants de l’exécutif (la Ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, Jacqueline Gourault, le Ministre auprès de la Ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ville et du logement, Julien Denormandie, le Secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, la Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’économie et des finances, Agnès Pannier-Runacher) et le président de la fédération française des télécoms, se sont déplacés le 22 mars 2019 dans le Gers pour communiquer sur l’avancement de la politique gouvernementale d’aménagement numérique de la France. 

Le discours du Premier Ministre est accessible sur https://www.gouvernement.fr/partage/10969-discours-a-l-occasion-du-deplacement-dans-le-gers .

Que peut-on comprendre de la stratégie gouvernementale présentée dans un département rural ce 22 mars 2019 par l’État ?

  1. L’État prend acte que cette fracture est un handicap sérieux pour les habitants.
  2. L’État annonce la création d’un pass numérique et reconnait ainsi qu’il existe une fracture sociale en plus de la fracture géographique. 
  3. L’État dit que le pass numérique est « un dispositif permettant aux personnes éloignées du numérique d’accéder –dans des lieux préalablement qualifiés et référencés– à des services d’accompagnement numérique avec une prise en charge totale ou partielle par un tiers-payeur ». Il est vrai que la fracture sociale est une fracture culturelle qui résulte d’un tel manque de connaissances qu’il est appelé illettrisme numérique. Mais la fracture sociale résulte aussi de la difficulté financière pour s’équiper en terminaux personnels (téléphone, tablette ou micro-ordinateur) et pour souscrire aux services de connexion détenus par les opérateurs.

Ce pass numérique est une solution toute théorique. La mobilisation financière de l’État de 10 millions d’euros n’est pas une dotation à la hauteur des besoins de formation, d’accompagnement et surtout d’équipement personnel puisque la fracture sociale touche en France environ de 1/5 de la population, soit 13 millions de personnes.

Relevons que le pass numérique a été lancé par un Secrétaire d’État chargé du numérique démissionnaire le 29 mars, soit une semaine après l’annonce.

  • L’État a présenté de nombreuses statistiques décrivant des volumes d’investissement d’infrastructure faits récemment par les opérateurs privés ou les collectivités, en fixe comme en mobile. Cela incite à un triple commentaire.

Tout d’abord, l’État se limite au rattrapage de couverture telle que présentée début 2018. Je l’ai décrypté et j’en ai montré les limites dans l’article précédent. 

Ensuite les chiffres présentés par l’État concernent une comptabilité de pylônes et de projets sans de comparaison entre réel et prévisionnel. Il n’y a pas de référence détaillée à des quantifications de surface, pas de densité de couverture géographique cadencée année par année pour atteindre une couverture du pays à 100% en fibre et à 100% en 4G. Il n’a pas d’évaluation chiffrée relative à la disparition des réseaux en cuivre. Enfin ces chiffres ne font pas référence aux services eux-mêmes, que ce soit en termes d’abonnement (notamment au plan des prix), de flux ou de qualité de l’offre. J’expliquerai dans un prochain article la place centrale du service en numérique. C’est in fine la seule chose qui concerne l’utilisateur final.

La communication de l’État parle « de bonne direction », « de progression », « d’accélération ». C’est vague. Cela ne décrit pas une stratégie avec l’objectif final clair d’avoir une connexion fixe et une connexion mobile au niveau des standards internationaux en tout point de la République.

Les chiffres mis en avant par l’État ne reflètent que le travail ordinaire des opérateurs. Le domaine des boucles locales est en effet dans une période de migration technologique (passage du cuivre à la fibre ; passage de la 3G à la 4G, bientôt à la 5G) durant laquelle il est normal d’investir. Des chiffres montrant une accélération d’investissement en fibre optique sont aussi à relativiser compte tenu du retard de la France qui part, en matière d’accès au haut débit, d’une 25ème position sur les 27 pays de l’Europe.

  • Enfin, l’État ne reconnait pas de rôle de décideurs aux collectivités territoriales pour couvrir les zones rurales. L’État se contente de les accompagner par l’octroi de dotations de très faible montant. Il leur impose l’inconfort de visions temporelles courtes. Les dispositions administratives fluctuent, comme en témoigne la récente procédure AMEL (Appel à Manifestation d’Engagements Locaux) mettant en avant les investissements privés après avoir misé sur les investissements publics au travers des RIP (Réseau d’Initiative Publique). Avec la procédure AMEL, les collectivités locales sont essentiellement spectatrices de stratégies propres aux opérateurs privés, stratégies mues par des critères de rentabilité et stratégies qui leur sont externes et qu’elles ne peuvent anticiper. De plus deux zones d’ombres sont importantes. Les procédures AMEL concernent-elles vraiment les zones rurales ? Quels contrôles et quelles sanctions seront effectifs en cas de manquement des engagements des opérateurs ? Le régulateur, l’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Électroniques et de la Poste) reconnait qu’il n’a pour l’instant qu’un rôle modeste sur le sujet, et ce alors même que les premiers contentieux émergent sur l’absence de respect des engagements pris par des opérateurs vis-à-vis d’un dispositif précédent de 2010, la procédure AMII (Appel à Manifestation d’Intention d’Investissement).
  • Le 22 mars, l’État annonce le lancement d’un guichet de cohésion numérique conçu avec le Secrétaire d’État démissionnaire. Il s’agit de soutenir l’équipement de foyers non raccordables en haut débit filaire (ADSL ou fibre optique) par l’acquisition d’une antenne satellite, d’une antenne radio (pour du WiMax ou du Wifi) ou d’un boîtier 4G fixe. La mesure consiste à attribuer une subvention jusqu’à 150 euros par foyer, dans le cadre d’une enveloppe nationale de 100 millions d’Euros.

Par cette annonce, l’État reconnait explicitement 3 choses : 

  • la portée limitée de ses actions vis-à-vis de la fibre ou des mobiles qui laissent en jachère certaines parties du territoire ;
  • la pénalisation financière des usagers des zones rurales qui se raccordent à un opérateur alternatif et doivent payer plus cher leur raccordement au numérique;
  • sa compréhension limitée du rôle déterminant des collectivités territoriales puisque ce subventionnement les court-circuite en étant fait par les opérateurs et en allant directement aux utilisateurs finaux. 

S’agit-il d’une initiative publique structurante ? Non. Ce coup de pouce ponctuel laisse l’utilisateur seul face aux opérateurs alternatifs et aux aléas de leurs stratégies de couverture géographique, face aux surcouts des abonnements et des équipements terminaux, face à des moindres performances (notamment dans le cas des offres satellitaires) ou face avec les migrations rapides des technologies de ces réseaux alternatifs.

Cette annonce ressemble plutôt à un soutien commercial fait aux opérateurs alternatifs dont le marketing est actuellement agressif.

Ce nouveau point gouvernemental n’indique pas que l’État soit devenu un pilote de l’aménagement numérique du territoire, qu’il dispose d’un diagnostic clair et fouillé des besoins des zones rurales, qu’il maitrise la culture de la géographie, qu’il ait des objectifs transparents de gouvernance à long terme, qu’il soit émancipé des savoirs et des intérêts particuliers des opérateurs et qu’il ait surtout une vision mature des missions des collectivités territoriales autres que celles d’être cantonnées à être intérimaire d’appoint balloté au gré du jeu d’acteur des opérateurs qui décident des couvertures.

Le dossier de presse du gouvernement du 22 mars 2019 est accessible sur https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2019/03/dossier_de_presse_-_deplacement_de_m._edouard_philippe_premier_ministre_dans_le_gers_-_22.03.2019.pdf