ARTICLE 21 : La géographie : la clef des batailles du numérique

La crise sanitaire a révélé tout à la fois la gravité en France des fractures numériques et la médiocrité de multiples facettes de l’organisation spatiale des activités humaines et de la vie collective. Il est alors temps d’affirmer que la principale cause des fortes inégalités territoriales en matière d’accès au numérique est la disparition de la culture de la géographie au sein de notre pays au profit des disciplines qui l’utilisent comme la géologie, l’hydrographie, l’agronomie ou la démographie.

Dit autrement, l’explication des persistances des jachères numériques dans l’hexagone c’est que, selon le dicton intemporel, « les français sont nuls en géographie ».

La géographie est la science dont l’objet est la compréhension de l’organisation spatiale du globe et de ses territoires et de ce qui s’y passe, aux plans tant physique, économique qu’humain La géographie est un concentré d’intelligence humaine, à l’image de la navigation astronomique qui, à partir de l’observation des astres, de la mesure de leur hauteur avec un sextant et des éphémérides sur leurs positions, permet de connaître sa position sur terre et d’anticiper son déplacement.

Cette discipline scientifique existe depuis l’antiquité, depuis Ptolémée, mathématicien, astronome et astrologue grec. La géographie a été au cœur des grandes découvertes et émancipations humaines, comme celle de la rondeur du globe terrestre. La géographie est une science de conquête et a été centrale pour la découverte du monde par voie maritime ou terrestre et pour la construction et la gouvernance des pays et des territoires.

La géographie ne serait rien sans le support privilégié des cartes. Ce sont des systèmes complexes de partage des savoirs par la représentation en deux dimensions du globe terrestre et par la symbolisation de ce qui existe à sa surface. Si au moyen âge, les cartes devaient se conformer à la vision biblique du monde, la cartographie moderne naît à la fin du XVème siècle, avec la réhabilitation de Ptolémée, l’invention de l’imprimerie et les découvertes des marins portugais et espagnols. Après les traditionnelles cartes papier, la numérique a permis le développement de cartes électroniques à la base de puissants Systèmes d’Information Géographique (SIG). La richesse des SIG réside dans le mariage du géopositionnement satellitaire instantané, par exemple par GPS, et de l’accumulation de nombreuses couches spécialisées d’informations.

La géographie est une science de compréhension et représentation globale de l’environnement naturel et des contraintes objectives de la vie sur terre. Ce n’est pas seulement la science du partage de la beauté de la terre et de ses paysages mais c’est surtout la science qui permet de comprendre l’organisation désormais interconnectée des sociétés humaines.

Les usages de la géographie au service de l’homme sont multiformes. Sans modélisation géographique sophistiquée, la météorologie, si utile à d’innombrables activités personnelles ou professionnelles, n’existerait pas.

Historiquement, la géographie a été indispensable « pour faire la guerre » et exploiter tactiquement la nature et l’espace. Elle a apporté aux stratèges militaires la connaissance du terrain, la maîtrise des environnements physiques et des déplacements, la connaissance des peuples. Aujourd’hui, la géographie est toujours la matrice de l’organisation de la logistique et des mouvements des hommes et des biens. Relevons que le GPS, Global Positioning System, si courant aujourd’hui pour calculer automatiquement sa localisation, a été lancé, au départ, dans les années 70, à des fins militaires.

Sans les savoirs de la géographie, l’écologie est inconsistante, voire contre-productive. Par exemple les éoliennes terrestres polluent le sol par leur socle en béton à durée de vie illimitée et détruisent le paysage comme le silence. La voiture électrique recèle de multiples facteurs négatifs trop souvent ignorés comme l’obsolescence rapide des batteries embarquées, comme le gaspillage d’énergie dû à la lourdeur de ces mêmes batteries, comme les fortes tensions induites par les recharges sur l’infrastructure de distribution d’électricité ou comme la consommation massive de ressources rares.

Science majeure de la maîtrise des espaces, des mobilités et des échanges, la géographie est la discipline de base d’un aménagement du territoire réussi, comme il en existe dans d’autres pays, comme par exemple en Suisse ou dans les pays scandinaves, aux espaces et conditions physiques pourtant ingrats.

La mise en désuétude de la géographie en France se traduit par de mauvaises connaissances des territoires et de leur dynamique. Il en résulte une sous-estimation de la réalité des besoins et des problèmes de leurs habitants. Se créent ainsi des territoires « oubliés », trop souvent inconnus des instances de gouvernance. Au-delà des jachères numériques décortiquées dans ce blog, apparaissent des politiques clivantes d’aménagement du territoire et de déploiement des réseaux de mobilité physique, routiers comme ferroviaires.

L’oubli de la science géographique dans la gouvernance du pays conduit à la désertification territoriale et à la forte inégalité entre ville et campagne ou entre centre et périphérie urbaine. Les maillages en matière d’éducation, de santé, de sécurité et d’administration publique sont en France des stratégies spatiales peu sollicitées. A côté des jachères territoriales, la France connait aussi des excès d’urbanisation et de densification non maîtrisées comme la ghettoïsation inquiétante de quartiers, le mitage de zones rurales ou la standardisation de périphéries de ville, sans âme et entièrement dépendantes de la seule mobilité automobile. 

L’inculture géographique conduit aussi à de multiples inepties spatiales comme les constructions en zone inondable, la destruction de haies ou pire de forêts et l’appauvrissement des sols par la monoculture.

Rappelons, en revenant au numérique, que le fiasco prévisible (Cf. article précédent) de l’application national Stop-Covid est notamment dû à l’absence d’une véritable modélisation géographique du processus de contamination des porteurs de smartphone.

L’ignorance de la culture géographique en France est avant tout à rechercher dans le système d’éducation. L’enseignement de la géographie est essentiellement limité à une portion congrue des cours du cycle du secondaire. Il est seulement encyclopédique et mis en œuvre pas des professeurs « d’histoire-géo » à formation majoritaire d’historien. Au-delà du secondaire, la formation géographique des cadres et dirigeants français est, hormis celle destinée à quelques spécialistes, inexistante. La géographie est quasi-absente des grandes écoles. En dehors des milieux de la défense et des personnels d’organismes civils spécialisés (comme l’IGN, Institut national de l’information géographique et forestière, l’ONF, Office national des Forêts, le SHOM, Service Hydrographique et Océanographique de la Marine), il n’y a pas de filière publique identifiable par son haut niveau de culture géographique.

La faible audience de la culture de la géographie est aussi à rechercher dans une organisation des métiers de la géographie (géographe, géomètre, spécialiste de cartographie et de SIG) qui est émiettée, invisible, centrée sur des approches techniques et sans vrai réseau de pouvoir ou d’influence.

Relevons un paradoxe. La géographie est une discipline qui intéresse peu en France alors que des moyens techniques considérables sont disponibles pour connaître l’environnement spatial, calculer instantanément sa localisation, abolir physiquement ou numériquement les distances physiques avec ses congénères.

Relevons aussi un effet pervers du progrès technique. La démocratisation du géopositionnement et des applications numériques de localisation et de navigation sur ordinateur ou smartphone donnent une apparence de maîtrise de la géographie. Mais ce n’est souvent qu’une vision superficielle ou artificielle, voire dangereuse, de la géographie. L’usage de Waze pour circuler en voiture ne stimule ni le sens d’orientation, ni la mémorisation des lieux ni l’apprentissage de l’espace. La puissance et le confort du logiciel MaxSea pour naviguer en voilier fait oublier la traditionnelle « tenue de l’estime sur carte papier » consistant à reporter de proche en proche et en continue sa position. Le face à face paysage/carte, la mémorisation visuelle des dangers comme l’anticipation des risques dus à une panne de micro-ordinateur ou de batterie du bateau ne sont, avec un tel logiciel, plus exercés.

En ces temps :

  • d’obsolescence des vieux réseaux téléphoniques en cuivre,
  •  de développement de la fibre optique sans programmation de couverture à 100% du pays,
  • d’architecture des réseaux et services mobiles qui va être profondément impactée par l’arrivée de la 5G,

puisse le « déconfinement numérique » de l’hexagone être vraiment traité par les pouvoirs publics comme un sujet de fond.

Puisse une revalorisation de la culture de la géographie permettre de construire le « monde numérique d’après » avec des réseaux dans les zones rurales qui permettent la réalisation de nouvelles organisations spatiales de vie et de travail loin des concentrations urbaines.

Puisse la lutte contre les jachères numériques mobiliser la puissance et la pédagogie des outils géographiques pour remettre l’homme et ses besoins au centre de la planification des couvertures en infrastructures fixes et mobiles des territoires ruraux.

Puissent les seules motivations techniques et financières des opérateurs et de l’État être dépassées pour construire, avec les savoirs, les informations et les outils de la géographie, une gouvernance efficace de la couverture du territoire en réseaux fixes et mobiles.

La géographie est une vraie science de conquête, de synthèse et de maîtrise des comportements spatiaux de l’homme, de l’aménagement des territoires et de l’organisation de ses mobilités.

Sa reconquête culturelle est prioritaire pour remettre les progrès du numérique au service de l’humanité.