ARTICLE 10 : La 5G : un nouveau leurre ?

En 2019 de nombreux territoires ruraux, lieux de vie et de travail ou axes de circulation sont encore totalement privés d’accès aux services de téléphonie et d’internet mobiles qu’offrent les troisième et quatrième générations de technologies disponibles actuellement, c’est-à-dire la 3G et 4G.

Actuellement la nouvelle génération, la 5G, a été préparée au plan mondial par les équipementiers. Des services utilisant la 5G sont d’ores et déjà commercialisés par des opérateurs en Corée du Sud et aux États-Unis.

En France, des opérateurs ont initié des expérimentations. La commercialisation des services 5G est subordonnée au processus d’attribution des licences permettant aux opérateurs d’utiliser les fréquences radioélectriques nécessaires à cette technologie.

Comme pour les générations précédentes (3G, 4G), c’est à l’ARCEP que le gouvernement a donné en mai 2019 la responsabilité de préparer l’attribution des nouvelles licences 5G.

Or l’ARCEP n’est que l’autorité́ de régulation des communications électroniques et des postes. C’est une structure essentiellement positionnée sur des fonctionnalités juridiques. L’ARCEP n’a aucun outil opérationnel de planification des territoires, ni de prédiction des besoins ni de suivi des trafics réels, pas plus que l’ANFR (Agence Nationale des Fréquences Radioélectriques) qui n’intervient qu’au plan technique en gérant la ressource rare et stratégique que sont les fréquences radioélectriques.

Comme pour les précédentes générations, la 5G se prépare sans un organisme de pilotage public de l’aménagement numérique du territoire. Les leçons des 25 années de gestion publique du téléphone et de l’internet mobiles n’ont pas été tirées.

La 5G a plusieurs types d’effet sur les usages et les services.

La migration apporte un progrès quantitatif dans le transport de l’information. Entre la 4G et la 5G, les volumes et les vitesses de transport des informations sont environ multipliés par 10. La fiabilité est accrue et la connexion est plus stable, même en mobilité. La capacité à connecter simultanément des objets est plus grande.

Mais le changement de génération apporte aussi de nouvelles fonctionnalités qui permettront et conditionneront la création de nouveaux services. Comme toujours en numérique, ces nouveaux services ne pourront, faute des fonctionnalités adéquates, être assurés par les réseaux des générations antérieures, 3G ou 4G. Dit autrement le développement de la 5G va être discriminant au plan des applications et services. Par exemple, une automobile intégrant des fonctions d’aide à la conduite ou d’assistance à la sécurité utilisant des fonctionnalités spécifiques de la 5G ne fonctionnera pas normalement « en zone blanche 5G ». Il en sera de même des nombreux futurs objets ou équipements connectés (par exemple familiaux ou domestiques) qui verront progressivement le jour. Ainsi au plan territorial, la géographie de couverture de la 5G est à voir comme un vecteur potentiel d’inégalités fortes entre les zones équipées et celles qui ne le sont pas.

Ce vecteur discriminant est en filigrane dans les instructions de l’exécutif données à l’ARCEP puisque l’État demande : une bonne couverture mobile, un déploiement équitable entre les territoires, un déploiement de la 5G non limité aux seules grandes agglomérations, une non trop grande (sic) priorisation des villes pour que chaque région, peuplée ou non, puisse bénéficier des services 5G.

Au-delà de ces déclarations, comment l’État traduit-il dans le processus en préparation d’attribution des licences 5G son objectif « d’aménagement du territoire » ? En quoi la future planification numérique du territoire innove-t-elle pour faire autrement que ce qui a été fait jusqu’à présent pour le déploiement des générations précédentes ?

1) Pour la 5G, l’État persiste à ne pas disposer d’une organisation publique de pilotage du déploiement et de l’usage des infrastructures de communication électroniques mobiles civiles. En mobiles, les collectivités territoriales sont exclues de la gouvernance de ces réseaux et les cultures de la géographie, de l’aménagement du territoire et de la maîtrise d’ouvrage en sont absentes.

Les licences 5G devraient être attribuées début 2020 sous forme d’enchères, après un appel à candidatures qui devrait être lancé à l’automne 2019. Concrètement il s’agit d’attribuer de nouvelles tranches de fréquences dans la bande de 3,4 à 3,8 GHz, communément appelée bande 3,5 GHz, en attendant ensuite d’autres portions du spectre mises à disposition de la 5G.

La planification territoriale de la 5G résultera exclusivement des futures visions internes des multiples opérateurs détenteurs des licences, sans aucune consolidation en continu des besoins, des investissements ou des qualités de services à l’échelle de tous les territoires de l’hexagone. Imagineriez-vous un pilotage de la distribution électrique en France sans les puissants outils de prédiction, d’ingénierie et de contrôle d’ENEDIS combinant fines granulométries géographiques et consolidations?

2) L’État se positionne essentiellement vis-à-vis des gros acteurs de l’économie, de l’offre comme de la demande et veut : permettre à au moins quatre opérateurs d’être en capacité́ de fournir des services 5G dans de bonnes conditions ; faciliter l’innovation et l’émergence de nouveaux services en faveur des « verticales » de l’économie; éviter de rendre les exigences règlementaires difficilement franchissables, sous peine de voir un ou des opérateurs échouer devant l’obstacle ; permettre aux industries de solliciter et bénéficier de services 5G dans des conditions financières et opérationnelles adaptées à leurs besoins ; faire émerger des nouveaux services dans différents secteurs (énergie, santé, transport, etc.).

Ces instructions économico-juridiques s’appuient aucunement sur la satisfaction des besoins de connectivité 5G des nombreux territoires peu denses et non rentables pour les opérateurs, territoires pourtant nombreux en France. D’ailleurs l’ARCEP elle-même, qui est au centre du dispositif, déclare à propos des zones rurales : qu’il ne faut pas faire de fausses promesses», que c’est de la responsabilité des opérateurs et du gouvernement et que la 5G ce n’est pas pour tout de suite.

3) Pour la 5G, les instructions données à l’ARCEP lui demande de poursuivre sa focalisation sur la gestion de la concurrence : le régulateur devra préserver un certain équilibre concurrentiel en veillant à ce qu’au moins quatre opérateurs soient en capacité de fournir des services 5G dans de bonnes conditions. Cette instruction est de mauvais augure pour le développement de la 5G dans les territoires ruraux. 

4) Pour la 5G, le chantier de l’organisation de la coopération entre opérateurs, (notamment par la mutualisation de sites) et des cofinancements publics/privées, n’est pas ouvert. Cela exclut de facto la couverture des territoires non aménageables selon les critères de marché et de rentabilité privée. 

Pour la 5G, ces coopérations en mobiles se feront sans contre-pouvoirs explicites puisque les collectivités territoriales sont exclues du système de management des licences.

Pour la 5G, l’idée « d’itinérance généralisée » comme voie pour les zones rurales, est un sujet de tensions au sein de l’État, sur fond de lutte d’influences des 4 opérateurs du mobile. Les « installés » (Orange, SFR et Bouygues) y sont opposés. Le « récent » au réseau propriétaire plus restreint, Free, y trouve un avantage. L’ARCEP, priorisant le management de la concurrence, n’est pas favorable à la mutualisation en prétextant que trop d’itinérance dilue les responsabilités et dégrade la qualité de service.

L’absence d’ouverture explicite de ce chantier des mutualisations, pourtant central pour les zones rurales, est d’autant plus regrettable qu’une des forces intrinsèques de la technologie mobile est justement d’intégrer dans ses standards le fonctionnement de la coopération entre opérateurs. C’est l’objectif de la fonction d’itinérance ou « roaming » qui est à la base de l’écoulement des trafics à l’international.

5) Pour la 5G, l’État continue à voir les communications électroniques comme une ressource financière non affectée au développement du secteur. En témoigne les récentes déclarations publiques : l’attribution des fréquences doit permette de valoriser au mieux ce patrimoine de l’État, le spectre radioélectrique figurant dans le patrimoine immatériel français ; l’État fixera un prix de réserve, en dessous duquel les bandes de fréquences ne pourront être vendues.

Trois remarques. Cette envie de l’État français de se financer sur les communications électroniques est ancienne et continue. Elle a démarré avec les discussions budgétaires de l’été 1984. Des pays comme la Finlande ont su offrir aux opérateurs mobiles des accès aux fréquences gratuites pour ne pas freiner le progrès technique et l’innovation. 

Cet objectif traditionnel de financement du budget général par les communications électroniques est aussi un très mauvais signal pour les territoires ruraux. En effet les territoires ruraux ont besoin, pour compenser leur absence de rentabilité, de la mobilisation de tous les moyens financiers du secteur, voire des financements exogènes et la création de systèmes originaux de péréquation tarifaire, de fiscalité et/ou de partenariats publics/privés.

6) Avec une ouverture commerciale du service de la 5G dès 2020, l’exécutif demande un degré́ de couverture suffisant pour desservir plusieurs villes. Cinq ans plus tard, en 2025, il faudra que la couverture des principaux axes de transports nationaux soit bouclée et que le déploiement de la 5G ne soit pas limité aux seules grandes agglomérationsLes quantifications des couvertures continuent de relever d’expressions extrêmement générales et floues.

Le chantier de la planification (avec des objectifs de long terme et cadencés dans le temps) et du contrôle quantitatif (avec des critères géographiques pertinents et fins) n’est toujours pas engagé. Qu’est-ce qu’un axe de transport ? Quelle logique, autre que l’effet d’affichage, de cette date 2025, par ailleurs ponctuelle ? Quelles instances et quels  moyens de mesure et de contrôle des réalités opérationnelles ? Si l’ARCEP a récemment innové en matière d’information sur les couvertures mobiles, les données qu’elle diffuse ne relèvent pas de systèmes de données indépendantes des opérateurs. Elles ne sont que théoriques et n’analysent en rien la réalité des trafics. 

7) Pour la 5G, l’État n’ouvre pas le chantier de l’innovation et de l’expérimentation pour que de nouvelles organisations, de nouvelles méthodes de financements et de nouvelles applications répondant aux besoins et exigences spécifiques du monde rural soient développées. 

Cette frilosité est évidemment regrettable pour l’équipement des territoires de l’hexagone. Mais elle traduit aussi un manque d’ambition industrielle pour les acteurs de l’offre qui auraient un potentiel d’exportation de solutions nouvelles pour les innombrables zones à faibles densité du monde. Elle traduit aussi un manque de culture sur les enjeux stratégiques qui se jouent en Europe et dans le monde autour de la maîtrise de la 5G, comme en témoigne les tensions internationales actuelles, comme les décisions d’interdiction d’usage des équipements du leader chinois Huawei aux USA, Australie et Nouvelle Zélande.

Avec ces 7 constats autour du manque de politique centrale d’aménagement du territoire et de couverture des zones rurales dans le processus en cours de préparation des licences 5G, tout laisse à penser que les leçons des erreurs du passé ne sont pas tirées. La 5G est préparée sans changement de paradigme dans la gouvernance opérationnelle des couvertures mobiles en France.